OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le prix de l’information http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/ http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/#comments Thu, 22 Nov 2012 11:56:24 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=126458

Without a Face, a portrait of the Soul - Photo CC by familymwr

“Information wants to be free”, vous vous souvenez ?

C’est sans toute l’une des phrases les plus célèbres prononcées à propos d’Internet. En 1984, l’auteur américain Stewart Brand lance au cours de la première Hacker’s Conference organisée en Californie :

Information wants to be free.

Ces mots deviendront l’un des slogans les plus forts du mouvement de la Culture libre et ils rencontrent encore aujourd’hui des échos importants, avec l’affaire WikiLeaks par exemple, les révolutions arabes ou le mouvement de l’Open Data. L’idée de base derrière cette formule consiste à souligner que l’information sous forme numérique tend nécessairement à circuler librement et c’est la nature même d’un réseau comme internet de favoriser cette libération.

Mais les choses sont en réalité un peu plus complexe et Stewart Brand dès l’origine avait parfaitement conscience que la libre circulation de l’information était une chose qui engendrerait des conflits :

D’un côté, l’information veut avoir un prix, parce qu’elle a tellement de valeur. Obtenir la bonne information au bon endroit peut juste changer toute votre vie. D’un autre côté, l’information veut être libre, parce que le coût pour la produire tend à devenir continuellement de plus en plus bas. Nous avons une lutte entre ces deux tendances.

Ce conflit latent traverse toute l’histoire d’Internet et il atteint aujourd’hui une forme de paroxysme qui éclate dans une affaire comme celle de la Lex Google.

Encapsuler l’information

Pour obliger le moteur de recherche à participer à leur financement, les éditeurs de presse en sont à demander au gouvernement de créer un nouveau droit voisin à leur profit, qui recouvrira les contenus qu’ils produisent et soumettra l’indexation, voire les simples liens hypertexte, à autorisation et à redevance.

Il est clair que si de telles propositions se transforment en loi dans ces termes, la première tendance de Stewart Brand aura remporté une victoire décisive sur l’autre et une grande partie des informations circulant sur Internet ne pourra plus être libre. La Lex Google bouleverserait en profondeur l’équilibre juridique du droit de l’information.

En effet, c’était jusqu’alors un principe de base que le droit d’auteur protège seulement les oeuvres de l’esprit, c’est-à-dire les créations originales ayant reçu un minimum de mise en forme. Cette notion est certes très vaste puisqu’elle englobe toutes les créations “quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination”, mais elle ne s’applique pas aux idées, aux données brutes et à l’information qui ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation et demeurent “de libre parcours”.

Une presse sans copyright

Une presse sans copyright

Les articles de presse doivent-ils être protégés par le droit d'auteur ? Ce n'est pas l'avis d'un récent arrêt d'une ...

Ces éléments forment un “fonds commun”, comme le dit le professeur Michel Vivant, dans lequel chacun peut venir puiser librement sans entrave pour alimenter ses propres réflexions et créations. Tout comme le domaine public, ce fonds commun joue un rôle primordial dans l’équilibre du système, afin que le droit d’auteur n’écrase pas d’autres valeurs fondamentales comme le droit à l’information ou la liberté d’expression.

Créer un droit voisin sur les contenus de presse reviendrait à “encapsuler” l’information dans une carapace juridique et à anéantir une grande partie de ce domaine public informationnel. L’information en elle-même, et non son expression sous forme d’articles, passerait subitement en mode propriétaire, avec même une mise en péril du simple droit à la citation.

À vrai dire, cette tendance à l’appropriation existe depuis longtemps. Elle s’est déjà manifestée par la création d’un droit des bases de données dans les années 90, dont l’application soulève de nombreuses difficultés. Des signes plus récents montrent qu’un revirement plus profond encore est en train de s’opérer dans la conception de la protection de l’information.

Les dépêches de l’AFP ont ainsi longtemps bénéficié d’une sorte de statut dérogatoire, comme si l’information brute qu’elle contenait et qu’elles étaient destinées à véhiculer primait sur le droit à la protection. Les juges considéraient traditionnellement que ces dépêches n’étaient pas suffisamment originales pour qu’on puisse leur appliquer un droit d’auteur, ce qui garantissait leur libre reprise. Mais l’AFP s’est efforcée de renverser le principe, en attaquant dès 2005 Google News devant les tribunaux, ce qui préfigurait d’ailleurs très largement les débats autour de la Lex Google.

Or en février 2010, le Tribunal de commerce de Paris a reconnu que les dépêches pouvaient présenter une certaine forme d’originalité susceptible d’être protégée :

[...] Attendu que les dépêches de l’AFP correspondent, par construction, à un choix des informations diffusées, à la suite le cas échéant de vérifications de sources, à une mise en forme qui, même si elle reste souvent simple, n’en présente pas moins une mise en perspective des faits, un effort de rédaction et de construction, le choix de certaines expressions [...]

L’affaire a été portée en appel, mais en attendant, l’information brute se trouve bien à nouveau recouverte par le droit d’auteur.

Demain, tous des parasites informationnels ?

Une affaire récente, qui a défrayé la chronique, va encore plus loin et elle pourrait bien avoir des retentissements importants, puisqu’elle tend à faire de chacun de nous des parasites en puissance de l’information, attaquables devant les tribunaux.

Jean-Marc Morandini vient en effet d’être condamné à verser 50 000 euros au journal Le Point, qui l’accusait de piller régulièrement la partie Médias 2.0 de son site, afin d’alimenter ses propres chroniques. Le jugement de la Cour d’Appel de Paris qui a prononcé cette condamnation est extrêmement intéressant à analyser, car il nous ramène au coeur de la tension autour de l’information libre formulée par Stewart Brand.

L’AFP peut-elle survivre au web et aux réseaux?

L’AFP peut-elle survivre au web et aux réseaux?

Institution de l'information, l'AFP traverse, comme beaucoup de médias, une phase de remise en question de son modèle ...

En effet, le juge commence logiquement par examiner si les articles repris sur Le Point peuvent bénéficier de la protection du droit d’auteur. Et là, surprise, sa réponse est négative, en vertu d’un raisonnement qui rappelle la position traditionnelle sur les dépêches AFP. La Cour estime en effet que les brèves figurant dans cette rubrique Medias 2.0 constituent des articles “sans prétention littéraire, ne permet[tant] pas à leur auteur, au demeurant inconnu, de manifester un véritable effort créatif lui permettant d’exprimer sa personnalité”. C’est dire donc qu’elles ne sont pas suffisamment originales pour entrer dans le champ du droit d’auteur, le journaliste qui les rédige (Emmanuel Berretta) se contentant de diffuser de l’information brute.

Nous sommes donc bien en dehors de la sphère de la contrefaçon, mais les juges ont tout de même estimé que Morandini méritait condamnation, sur la base du fondement de la concurrence déloyale et du parasitisme. La Cour reconnaît que le journaliste imite Le Point “avec suffisamment de différences pour éviter le plagiat, notamment en modifiant les titres des brèves et articles repris”, mais elle ajoute qu’il tend ainsi ainsi “à s’approprier illégitimement une notoriété préexistante sans développer d’efforts intellectuels de recherches et d’études et sans les engagements financiers qui lui sont normalement liés”. Plus loin, elle explique qu’ “il ne suffit pas d’ouvrir une brève par la mention “Selon le journal Le Point” pour s’autoriser le pillage quasi systématique des informations de cet organe de presse, lesquelles sont nécessairement le fruit d’un investissement humain et financier considérable”.

On est donc en plein dans la première partie de la citation de Stewart Brand : “information wants to be expensive, because it’s so valuable”. L’avocat du Point commentait de son côté la décision en ces termes :

Qu’il y ait une circulation de l’information sur Internet, du buzz, des reprises…, c’est normal, c’est la vie du Web, reprend Me Le Gunehec. Nous l’avions dit franchement à la cour d’appel, et elle le sait bien. Mais elle a voulu rappeler qu’il y a une ligne jaune : se contenter de reprendre les informations des autres, sous une forme à peine démarquée, avec quelques retouches cosmétiques pour faire croire à une production maison, cela ne fait pas un modèle économique acceptable. Et on pourrait ajouter : surtout quand cette information est exclusive.

Cette dernière phrase est très importante. Ce qu’elle sous-entend, c’est que celui qui est à l’origine d’une information exclusive devrait pouvoir bénéficier d’un droit exclusif sur celle-ci pour pouvoir en contrôler la diffusion et la monétiser. La logique du droit jusqu’à présent était pourtant exactement inverse : pas de droit exclusif sur l’information elle-même…

Sans avoir aucune sympathie particulière pour Morandini, il faut considérer qu’un tel raisonnement peut aboutir à nous rendre tous peu ou prou des parasites de l’information, car nous passons notre temps à reprendre des informations piochées en ligne sur Internet. Certains commentaires ont d’ailleurs fait remarquer à juste titre que cette jurisprudence heurtait de front le développement des pratiques de curation de contenus en ligne.

Revendiquer un droit exclusif sur l’information brute elle-même, différent du droit d’auteur sur son expression, c’est d’une certaine façon courir le risque de permettre l’appropriation de la réalité elle-même. Qu’adviendrait-il d’un monde où l’information serait ainsi protégée ? Un monde où l’information est copyrightée ?

Paranoia - Photo CC byncsa perhapsiam

Science-fiction

Il se trouve que la science-fiction a déjà exploré cette possibilité et la vision qu’elle nous livre est assez troublante et donne beaucoup à réfléchir sur cette crispation que l’on constate à propos du droit de l’information.

Dans sa nouvelle d’anticipation “Le monde, tous droits réservés” figurant dans le recueil éponyme, l’auteur Claude Ecken imagine justement un mode dans lequel l’information pourrait être copyrightée et les conséquences que cette variation pourrait avoir sur les médias et la société dans son ensemble.

L’information « papier » est hors de prix

L’information « papier » est hors de prix

Quelles sont les offres payantes en France tant en papier que sur le web et sont-elles attractives ? Marc Mentré nous livre ...

Dans un futur proche, l’auteur envisage que la loi a consacré la possibilité de déposer un copyright sur les évènements, d’une durée de 24 heures à une semaine, qui confère un droit exclusif de relater un fait, empêchant qu’un concurrent puisse le faire sans commettre un plagiat. A l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui avec la reprise des dépêches des agences AFP ou Reuters, les organes de presse se livrent à une lutte sans merci pour être les premiers à dénicher un scoop sur lequel elles pourront déposer un copyright.

L’intérêt de la nouvelle est de développer dans le détail les implications juridiques et économiques d’un tel mécanisme. Les témoins directs d’un évènement (la victime d’une agression, par exemple) disposent d’un copyright qu’ils peuvent monnayer auprès des journalistes. Lorsqu’une catastrophe naturelle survient, comme un tremblement de terre, c’est cette fois le pays où l’évènement s’est produit qui détient les droits sur l’évènement, qu’elle vendra à la presse pour financer les secours et la reconstruction.

Et immanquablement, cette forme d’appropriation génère en retour des formes de piratage de l’information, de la part de groupuscules qui la mettent librement à la disposition de tous sous la forme d’attentats médiatiques, férocement réprimés par le pouvoir en place, ce qui rappelle étrangement l’affaire WikiLeaks, mais portée à l’échelle de l’information générale.

Si Claude Ecken s’applique à démontrer les dangers d’un tel système, il laisse aussi son héros en prendre la défense :

Avant la loi de 2018, les journaux d’information se répétaient tous. Leur spécificité était le filtre politique interprétant les nouvelles selon la tendance de leur parti. Il existait autant d’interprétations que de supports. Le plus souvent, aucun des rédacteurs n’avait vécu l’évènement : chacun se contentait des télex adressés par les agences de presse. On confondait journaliste et commentateur. Les trop nombreuses prises de position plaidaient en faveur d’une pluralité des sources mais cet argument perdit du poids à son tour : il y avait ressassement, affadissement et non plus diversité. L’information était banalisée au point d’être dévaluée, répétée en boucle à l’image d’un matraquage publicitaire, jusqu’à diluer les événements en une bouillie d’informations qui accompagnait l’individu tout au long de sa journée. Où était la noblesse du métier de journaliste ? Les nouvelles n’étaient qu’une toile de fond pour les médias, un espace d’animation dont on ne percevait plus très bien le rapport avec le réel. Il était temps de revaloriser l’information et ceux qui la faisaient. Il était temps de payer des droits d’auteur à ceux qui se mouillaient réellement pour raconter ce qui se passait à travers le monde.

Dans un commentaire de la décision rendue à propos de Morandini, on peut lire ceci : “Même sur Internet, le journaliste se doit d’aller chercher lui-même l’information !”. Vous voyez donc que l’on n’est plus très loin de l’histoire imaginée par Claude Ecken.

Eye of the Holder - Photo CC by familymwr retouchée par Owni

JO 2012 © : cauchemar cyberpunk

JO 2012 © : cauchemar cyberpunk

Dans la littérature cyberpunk, de grandes firmes ont supplanté l'État, qui leur a octroyé des pouvoirs exorbitants. Ce ...

Information wants to be free… c’était le rêve qu’avait fait la génération qui a assisté à la mise en place d’internet, puis du web, et ce rêve était beau. Mais la puissance de la pulsion appropriatrice est si forte que c’est une dystopie imaginée par la science-fiction qui est en train de devenir réalité, à la place de l’utopie d’une information libre et fluide. Avec l’information brute, c’est la réalité elle-même que l’on rend appropriable, ce qui rappelle également les dérives dramatiques que l’on avait pu constater lors des derniers Jeux Olympiques de Londres, à l’occasion desquels les autorités olympiques avaient défendu leurs droits exclusifs sur l’évènement avec une férocité alarmante.

Il existe pourtant une autre façon de concevoir les choses, à condition de quitter le prisme déformant des droits exclusifs. Au début de la polémique sur la Lex Google, j’avais en effet essayé de montrer que l’on peut appliquer le système de la légalisation du partage non-marchand aux contenus de presse et que si on le couple à la mise en place d’une contribution créative, il pourrait même assurer aux éditeurs et aux journalistes des revenus substantiels tout en garantissant la circulation de l’information et la liberté de référencer.

L’information veut être libre, mais il nous reste à le vouloir aussi.


“Without a Face, a portrait of the Soul”Photo CC [by] familymwr ; “paranoia”Photo CC [byncsa] perhapsiam ; “Eye of the Holder” – Photo CC [by] familymwr, retouchée par Owni.
Image de une : “La Gioconda avec Paper Bag”Photo CC [bync] Otto Magus.

]]>
http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/feed/ 13
Fashion victim du copyright http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/ http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/#comments Wed, 24 Oct 2012 16:45:20 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=123974

Georges Hobeika, Haute Couture Spring Summer 2010 (cc) Ammar Abd Rabbo

Les lecteurs de Lovecraft le savent bien, ils se passent des choses étranges dans les angles

Avec le droit d’auteur, c’est la même chose : il existe une certain nombre d’angles morts, dans lesquels il perd son efficacité et où il se passe effectivement des choses intéressantes à observer, qui prouvent souvent que la création peut se réguler d’une autre manière.

Un de ces angles morts est en ce moment sérieusement remis en question aux États-Unis : il s’agit du secteur que la mode.

À la mode US

Il faut en effet savoir que la mode, y compris dans ses aspects les plus créatifs et innovants, comme la haute couture, ne peut bénéficier de la protection du copyright de l’autre côté de l’Atlantique. Le droit américain contient une particularité voulant que les “articles utiles” (useful articles) ne peuvent en principe être protégés par le biais du droit d’auteur. La jurisprudence a déjà appliqué cette règle à des objets tels que des lampes, des lavabos, des écrans d’ordinateurs, mais aussi aux vêtements. Les juges du pays de l’Oncle Sam considèrent en effet que la fonction utilitaire des habits sur-détermine en général leurs formes, au point de primer sur leur dimension esthétique :

Le modèle qui a servi à fabriquer une jupe ou un manteau peut être copyrighté, car il possède une existence propre par rapport à la fonction utilitaire du vêtement. Cependant, on ne peut revendiquer un copyright sur la coupe d’un habit, ou sur la forme en elle-même d’une jupe ou d’un manteau, car ces articles sont utilitaires.

Ce raisonnement est appliqué aux simples vêtements, aux déguisements, mais aussi aux articles de haute couture, qui jusqu’à présent échappait à l’emprise du copyright. Les professionnels du secteur exercent cependant depuis plusieurs mois une action de lobbying en direction du législateur américain, afin qu’il revienne sur cette distinction et incorpore la mode parmi les objets pouvant faire l’objet d’une protection.

C’est déjà le cas en France, où la distinction entre les oeuvres utilitaires et les oeuvres artistiques est inconnue, en vertu de la théorie dite de “l’unité de l’art”. Le Code de Propriété Intellectuelle, même s’il emploie des termes un peu surannés, indique explicitement que les articles de modes entrent bien dans le champ du droit d’auteur :

Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code : [...] Les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure. Sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement.

Aux Etats-Unis, le Sénateur Chuck Schumer a fait siennes les revendications du secteur de la mode et il porte une projet de loi qui sera prochainement examiné par le Sénat et la Chambre des Représentants. Les professionnels de la haute couture ont mis en avant le fait que les contrefaçons d’articles de mode étaient de plus en plus fréquents, à l’heure où les images circulent facilement sur Internet et peuvent donner lieu à des copies réalisées à bas prix dans les pays émergents. Les imitations de tenues portées par des stars seraient ainsi devenues monnaie courante, mais pour l’instant la pratique est légale.

Pourtant, bon nombre d’analystes ont fait remarquer que la mode s’accommodait jusqu’à présent fort bien de cette absence de protection par le droit d’auteur. D’abord parce la loi américaine prévoit d’autres moyens de protection comme le droit des marques ou l’équivalent de nos dessins et modèles. Mais aussi parce que la mode est un domaine où la copie et l’imitation ont fini par être admis comme une pratique acceptable par les créateurs eux-mêmes et constituent un des moteurs même de la création.

Johanna Blakkley avait donné à ce sujet une excellente conférence TED où elle montrait que la mode constituait un secteur hautement innovant, qui a trouvé d’autres manières de se réguler que la protection par le droit d’auteur. Pour pouvoir se démarquer de ses semblables, chaque créateur est fortement incité à faire preuve d’originalité et à explorer de nouvelles voies, tout en pouvant puiser dans les créations antérieures afin de les améliorer.

On est en réalité avec la mode aux antipodes de la guerre absurde que se livrent à coups de brevets les fabricants de téléphones ou de tablettes, où la moindre ressemblance entre des produits  offre prise aux attaques en justice des concurrents et où les articles finissent par être autant conçus par des avocats que par des designers !

Voir aussi : le Storify regroupant ces “angles morts” du droit d’auteur de manière plus détaillée.

C’est justement cette dynamique de la création par la copie que la réforme poussée par le sénateur Schumer pourrait interrompre et il sera important de suivre les suites pour voir si cet angle mort du droit d’auteur subsiste ou disparaît.

Angles morts

Pour autant, ce phénomène de “tâche aveugle” du droit d’auteur n’est pas confiné au secteur de la mode. Il existe en réalité pour un nombre relativement important de secteurs, présentant des analogies plus ou moins marquées avec la haute couture. Contrairement à ce que l’on pourrait penser plusieurs champs de la création sont situés en dehors de la sphère du droit d’auteur, mais cela ne les empêchent pas en général d’être fortement innovants. C’est la thèse défendue par exemple dans la vidéo ci-dessous qui fait le parallèle entre la mode, la cuisine, le football américain et… Steve Jobs !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Casques de Stormtrooper

La question que l’on peut se poser est de savoir s’il ne faudrait pas étendre l’application de la distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques, pour appliquer aux premières des règles différentes et plus ouvertes. C’est une idée que défend par exemple Richard Stalmann depuis longtemps, estimant que les oeuvres utilitaires, comme les logiciels, mais aussi les manuels, les encyclopédies, les dictionnaires, les livres de cuisine, devraient par défaut être placés sous un régime correspondant aux quatre libertés du logiciel libre.

Récemment une affaire intéressante a montré que la distinction oeuvre utile/oeuvre artistique est susceptible de produire des effets assez puissants. C’est sur cette base en effet que George Lucas a perdu en Angleterre un procès retentissant  à propos à propos des casques de Stormtrooper. La loi anglaise ne protège en effet les objets tridimensionnels que dans la mesure où ils correspondent à des “sculptures” ou à des “objets d’artisanat d’art”. Les juges ont estimé que les casques de Stormtrooper servaient avant tout d’accessoires dans un film et que cette fonction utilitaire ne leur permettait pas d’être considérés comme des sculptures. Du coup, ces objets, au look pourtant célébrissime, sont dans le domaine public en Angleterre ! N’importe qui peut les copier et même les vendre.

Il y a quelques jours, une autre affaire faisait également songer à cette distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques. Apple a en effet été accusé par la compagnie des trains suisses d’avoir piraté son modèle de montre pour réaliser celle de l’iOS 6. Cette montre, qui est exploitée sous licence par la marque Mondaine présente pourtant un design très “basique” : ronde, traits noirs sur fond blanc, avec une aiguille rouge pour les secondes, terminée par un rond.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’affaire n’est pas allée jusque devant les tribunaux, puisque Apple a pris une licence pour pouvoir utiliser cette forme de montre dans ses applications. Mais on peut quand même se poser la question de savoir s’il est bien raisonnable d’accorder une protection à une création aussi “simple”, quand bien même elle a acquis une notoriété certaine. En effet, admettre qu’un tel motif puisse être protégé par le droit d’auteur n’est-ce pas ouvrir la porte à ce que la forme même de la montre puisse un jour être accaparée par une firme ? Apple revendique déjà quasiment un monopole sur le rectangle  dans le procès qui l’oppose à Samsung dans la guerre des tablettes ? Faudra-t-il laisser Mondaine ou une autre firme revendiquer des droits sur le cercle ? Et à qui le triangle ensuite !

Repenser le statut de l’utile

Pour éviter ce type de dérives, l’introduction de la distinction entre les œuvres utiles et les œuvres artistiques pourrait être intéressante, même si elle ne correspond pas à la tradition française du droit d’auteur. Elle permettrait que les caractéristiques fonctionnelles d’un objet  restent ouvertes et puissent être librement reproduites, laissant ainsi ces “briques de base” de la création disponibles, comme un fond commun dans lequel chacun peut venir puiser pour innover.

Ce raisonnement existe déjà en filigrane dans le droit. C’est sur cette base notamment, par exemple, que les briques Lego ont fini par perdre leur protection par le droit d’auteur, les juges estimant que leur forme n’est pas réellement détachable de leur fonction.

La question est sans doute moins anecdotique qu’il n’y paraît. Avec le développement de l’impression 3D, de nouvelles questions épineuses vont surgir, et se posent déjà, à propos de la protection à accorder à la forme des objets. Si l’on veut que cette nouvelle technologie donne la pleine mesure de ses promesses, il serait sans doute judicieux de militer pour, qu’à l’image de la mode aux Etats-Unis, les articles utiles restent au maximum dans l’angle mort du droit d’auteur.


Photo par Ammar Abd Rabbo via sa galerie flickr [CC-byncsa]

]]>
http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/feed/ 7
CETA craindre http://owni.fr/2012/10/15/ceta-craindre/ http://owni.fr/2012/10/15/ceta-craindre/#comments Mon, 15 Oct 2012 14:12:07 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=122614

En juillet dernier, lorsque le Canadien Michael Geist, professeur de droit engagé en faveur des libertés numériques, a alerté sur le danger de CETA ce traité commercial Canada-UE potentiellement cheval de Troie d’ACTA, l’accord commercial fraîchement rejeté par le Parlement européen, certains ont tempéré : le texte fuité date de février, il n’est plus d’actualité, les lobbies ont échoué dans leur tentative d’imposer leur vision maximaliste de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur.

Trois mois après, alors qu’un treizième round de négociations s’engage ce lundi, le scepticisme a fait place à l’inquiétude. Le Canada-European Union Trade Agreement (le CETA en question, donc), est en phase finale et l’embryon du brouillon laisserait augurer d’une sale bestiole.

Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur le terme “cheval de Troie” d’ACTA : on a pu croire que le document avait été mitonné exprès, devant la défaite annoncée du traité anti-contrefaçon. En réalité, la discussion a été entamée en 2009, dans un contexte général de libéralisation des échanges et de crispation des lobbies culturels, incapables de s’adapter aux mutations des usages engendrées par l’Internet.

Si CETA est venu sur le devant de la scène en plein ennui estival, c’est que la partie concernant la propriété intellectuelle et le droit d’auteur a fuité, “de façon opportune”, signale Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net (LQDN) et emblématique figure du combat contre ACTA. Un lobbyiste au taquet qui nous a redit ce que l’association martèle depuis cet été :

CETA, c’est comme ACTA.

Dubitatif naguère, le fondateur du Parti Pirate, le Suédois Rick Falkvinge tient désormais la même ligne :

Il apparait maintenant évident que les maux d’ACTA se retrouvent aussi pour l’essentiel dans CETA.

Il est donc devenu clair que les négociateurs essayent bien de passer outre les parlements en faisant leurs propres règles, un procédé qui est à la fois anti-démocratique et méprisable.

Les “maux” redoutés de nouveau, ce sont entre autres les atteintes aux libertés numériques, avec une plus grande responsabilisation des intermédiaires techniques qui porterait atteinte à la neutralité du Net, et un accès plus difficile et coûteux au médicaments. Avec, là encore, la possibilité de sanctions pénales pour les citoyens qui enfreindraient les dispositions. “Le texte parle ‘d’échelle commerciale’, c’est trop large alors qu’il faut considérer l’intention, si la personne agit avec un but lucratif ou non”, s’énerve Jérémie Zimmermann.

La Commission européenne rassurante

Après avoir refusé de communiquer au sujet de la fuite, la Commission européenne est finalement sortie du bois, pour démentir les accusations, et sans pour autant révéler le contenu entier de l’accord. Pour l’instant, il est entre les mains des négociateurs, de ce côté-ci la Commission européenne et la présidence de l’UE, assurée par Chypre, qui sont libres de le partager. Ou pas.

Sa position ? Les États-membres sont seuls décisionnaires sur le volet pénal, souveraineté oblige, elle ne peut que leur conseiller de ne pas appliquer les sanctions. Ce qui fait hurler la Quadrature, pour qui de toute façon “des sanctions pénales n’ont rien à voir dans un accord commercial.”

L’enjeu dans les jours qui viennent est donc de sensibiliser la tripotée de ministères concernés, Fleur Pellerin (PME, à l’Innovation et à l’Économie numérique), Pierre Moscovici (Économie et des Finances), Aurélie Filippetti (Culture et de la Communication), Bernard Cazeneuve (Affaires européennes), Laurent Fabius (Affaires étrangères) et Nicole Bricq (Commerce extérieur). Ils ont reçu la semaine dernière une lettre ouverte les appelant à “protéger nos libertés”.

Dossier en dessous de la pile ou petit mensonge du lundi matin, le cabinet de Fleur Pellerin nous a répondu :

Nous ne sommes pas au courant. Je pense qu’on ne l’a même pas reçu.

Pour mémoire, les eurodéputés socialistes avaient voté contre ACTA et faute d’être bien informé, le gouvernement actuel pourrait se retrouver en porte-à-faux vis à vis de la position de ses homologues du dessus.

Tabernacle

Outre-Atlantique, les opposants sont mobilisés depuis bien plus longtemps contre CETA et mettent l’accent sur les particularités du Canada. Le gouvernement conservateur est favorable à l’accord, soucieux de la balance commerciale du pays, comme a rappelé Claude Vaillancourt, président d’ATTAC Québec dans une tribune :

Le négociateur a répété une fois de plus l’importance de conclure rapidement l’AÉCG (CETA en français, ndlr) [...]. Puisque nos exportations aux États-Unis diminuent, il faut chercher de nouveaux marchés. Pourtant, nous sommes bel et bien liés par un accord de libre-échange avec ce pays, mais celui-ci ne donne plus les résultats attendus. Pourquoi dans ce cas un accord avec l’Europe serait-il tellement avantageux ? [...]

Les relations commerciales entre le Canada et l’Europe sont déjà excellentes et en progression. Ce qui a d’ailleurs été confirmé dans une étude conjointe, commandée par le Canada et l’Europe avant les négociations.

Ils craignent aussi que des dispositions de l’ALENA, l’accord de libre-échange nord-américain entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, ne soient reproduites. Elles permettraient “de poursuivre des gouvernements par l’intermédiaire de tribunaux d’experts au fonctionnement non transparent”, met en garde Claude Vaillancourt. Et la possibilité d’ouvrir des marchés publics aux entreprises européennes fait redouter des services publics de moindre qualité.

Dans la ligne de mire du lobbying anti-CETA, les provinces, comme nous l’a détaillé Stuart Trew de Council of Canadians, une association militante citoyenne née lors des négociations de l’ALENA : “Les provinces ont un rôle important à jouer, similaire à celui des États-membres. Si le gouvernement fédéral a le dernier mot, elles ont toutefois un veto symbolique. Elles peuvent décider de ne pas le mettre en place. Ils font donc leur faire prendre conscience des dangers, car nous ne pensons plus pouvoir changer l’opinion du gouvernement.”

Optimisme #oupas

Le calendrier est serré, avec un vote au Parlement envisageable “dans les trois à six mois”, estime Jérémie Zimmermann. Guérilla de longue haleine, ACTA avait laissé ses adversaires victorieux mais épuisés. Un travail de lobbying qui porte ses fruits sur ce nouveau front : longs à la détente, les médias grand public sont désormais plus prompts à traiter ce sujet peu seyant, jargon numérico-juridico-institutionnel oblige. De même, le précédent dans l’engagement citoyen rassure. OpenMedia, une association canadienne militant pour un Internet ouvert, se montre optimiste,  évoquant l’évolution de la position sur le copyright :

Il y a des signes forts que l’engagement citoyen a un impact. La poussée contre ACTA venue de la communauté de l’Internet libre a mené à son rejet. [...] et Michael Geist a suggéré la semaine dernière qu’une pression continue mène les négociateurs à revoir l’inclusion des clauses d’ACTA sur le copyright dans CETA.

Rick Falvinge estime que la Commission européenne aura à cœur de ne pas commettre la même erreur :

Après la défaite d’ACTA au Parlement européen, la Commission serait sage d’écouter, à moins qu’elle ne souhaite une autre défaite humiliante.

Au final, c’est le Parlement qui la nomme. Un Parlement trop mécontent n’est pas souhaitable pour la Commission.

En dépit du compromis trouvé sur le copyright, Michael Geist nous a, au contraire, fait part de son pessimisme :

Le caractère secret de CETA  est un énorme problème et je crains que le gouvernement canadien cèdera à la pression de l’UE, simplement pour conclure un accord.

Et si les parties restent sur leurs positions, les opposants ont une carte dans leur manche aux relents de camembert bien de chez nous : les appellations géographiques sont en effet un enjeu majeur à régler, source potentiel de conflit avec les agriculteurs. Elles protègent des produits selon des critères plus ou moins stricts. Et l’UE tient à ses Appellations d’origine contrôlée. Sur ce point, il y a a priori désaccord :

L’Europe recherche fréquemment un changement du droit aux frontières et des droits étendus pour les appellations et la plupart des pays y sont opposés.

Des agriculteurs en colère, une perspective plus à même de réveiller les politiques français qu’une lettre ouverte. Mais il va falloir mettre vite les tracteurs dans la rue : les ministres des gouvernements entreront dans la danse en novembre.


Illustrations et couverture par Hiking Artist [CC-by-nc-nd]

]]>
http://owni.fr/2012/10/15/ceta-craindre/feed/ 10
Le secret démasqué de Gangnam Style http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/ http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/#comments Fri, 05 Oct 2012 11:14:20 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=121638 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Avec le clip vidéo déjanté de sa chanson Gangnam Style, le rappeur coréen PSY a explosé tous les records, en devenant la vidéo la plus “aimée” de l’histoire sur YouTube : plus de 350 millions de vues en l’espace seulement de quelques mois !

Ce succès fulgurant s’explique en grande partie par le nombre incroyable de parodies qui ont été postées en ligne par le public, reprenant à toutes les sauces la fameuse “danse du cheval” popularisée par le clip. Un nouveau mème est né et il est impressionnant de voir la masse de reprises/détournements/remix que cette vidéo génère partout dans le monde. Il existe même déjà une page – Wikipédia Gangnam Style in Popular Culture – attestant de l’engouement planétaire pour la nouvelle star de la Kpop.

Cette synergie qui s’est mise en place entre cette vidéo et les contributions du public est déjà en elle-même fort instructive sur les nouveaux types de rapports que les créateurs de contenus peuvent entretenir avec les internautes. Mais l’attractivité irrésistible de la danse du cheval de PSY n’explique pas tout. Un des secrets du succès de Gangnam Style est aussi de ne pas avoir été à cheval… sur le droit d’auteur !

Abandon de copyright ?

Il semblerait que dans une interview, PSY ait déclaré qu’il avait abandonné son copyright, de manière à ce que n’importe qui puisse reprendre sa musique et sa vidéo de la manière dont il le souhaite. Cette hypothèse est reprise par le site australien TheVine, où le journaliste Tim Byron analyse les raisons culturelles du phénomène.

Comme le remarque le site Techdirt, il est assez improbable que PSY ou son label YG Entertainement aient réellement “abandonné leur copyright” sur le morceau ou sur le clip. Un tel renoncement est juridiquement possible, notamment en employant un instrument comme Creative Commons Zéro (CC0), qui permet aux titulaires de droits sur une œuvre d’exprimer leur intention de verser par anticipation leur création dans le domaine public.

Certains artistes ont déjà choisi ce procédé pour diffuser leur production : le rappeur anglais Dan Bull, par exemple a récemment obtenu un beau succès dans les charts anglais avec son morceau Sharing Is Caring, placé sous CC0 et popularisé par le biais d’une habile promotion multi-canaux (diffusion volontaire sur les réseaux de P2P, propagation sur les réseaux sociaux et sur YouTube, vente sur iTunes et Amazon Music, etc).

Extrait de la vidéo Gangnam style

Ce qui s’est passé avec Gangnam Style est différent : PSY et son label n’ont pas formellement abandonné leur copyright, mais ils ont plutôt choisi de ne pas exercer leurs droits, pour laisser la vidéo se propager et être reprise sous forme de remix, sans s’y opposer. C’est ce qu’explique Mike Masnick sur Techdirt :

Je ne sais pas si PSY ou son label ont fait quoi que ce soit explicitement pour abandonner leurs droits sur Gangnam Style, mais il est clair qu’ils ont été parfaitement heureux que des masses de personnes réalisent leurs propres versions du clip, modifient la vidéo et bien plus encore. Chacune de ces réutilisations a contribué à attirer plus encore l’attention sur le morceau original, en l’aidant à percer.

Donc, même s’il n’est pas tout à fait vrai que PSY ait abandonné ses droits sur la chanson ou la vidéo, qui peut honnêtement soutenir que le droit d’auteur ait quoi que ce soit à voir avec le phénomène culturel qu’est devenu Gangnam Style ? En vérité, c’est parce que tout le monde a choisi d’ignorer le droit d’auteur qu’un tel succès a pu devenir réalité. Une large proportion des œuvres dérivées qui ont été réalisées à partir de la vidéo ne respectent certainement pas le droit d’auteur. Et pourtant chacune de ces “violations” a probablement aidé PSY. On ne peut pas trouver un seul cas où cela lui ait causé un préjudice.

Sortir la création de la mélasse

« Le droit d’auteur, c’est de la mélasse !». Le cas de Gangnam Style illustre parfaitement cette comparaison faite par le juriste américain Lawrence Lessig :

Pensez aux choses étonnantes que votre enfant pourrait faire avec les technologies numériques – le film, la musique, la page web, le blog […] Pensez à toutes ces choses créatives, et ensuite imaginez de la mélasse froide versée dans les machines. C’est ce que tout régime qui requiert la permission produit.

En effet, si l’on s’en tient à la lettre du droit d’auteur, toutes les personnes qui ont réutilisé la musique ou la vidéo de Gangnam Style auraient dû adresser une demande en bonne et due forme, afin d’obtenir leur autorisation préalable. Même dans un monde idéal où des organismes de gestion collective seraient à même de gérer efficacement ce type d’autorisations, une telle charge procédurale serait ingérable pour un succès viral explosif comme celui qu’a connu Gangnam Style.

Ajoutons que ce n’est pas seulement pour la musique ou la vidéo que des autorisations sont requises. Le simple fait de mimer la fameuse “danse du cheval” peut déjà être considéré comme une violation du droit d’auteur, car les chorégraphies originales sont considérées comme des œuvres protégées. Beyoncé l’avait d’ailleurs appris à ses dépends l’année dernière, lorsqu’elle avait été accusée de plagiat par la chorégraphe belge, Anne Teresa De Keersmaeker, pour avoir repris quelques pas de danse dans le clip du morceau Countdown.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Bien sûr, il existe des mécanismes comme le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis ou l’exception de parodie ou de pastiche chez nous, qui permettent théoriquement de créer à partir d’une œuvre préexistante, sans avoir à demander d’autorisation. Mais l’applicabilité de ces dispositifs à des reprises sous forme de remix ou de détournements est plus qu’aléatoire et nul doute que PSY ou son label auraient pu agir en justice contre leurs fans, s’ils avaient tenu à faire respecter leurs droits.

Le rôle central de YouTube

Il semble clair que ni PSY, ni YP Entertainement n’ont réellement “abandonné” leurs droits. Ils n’ont pas non plus utilisé une licence libre, type Creative Commons pour indiquer a priori qu’ils autorisaient les réutilisations de l’oeuvre (possibilité pourtant offerte par YouTube).

Ce qui explique en réalité la “neutralisation” du droit d’auteur qui a joué ici, ce sont sans doute les règles particulières instaurées par YouTube pour organiser la diffusion des contenus. La plateforme possédée par Google propose en effet un “deal” avec les titulaires de droits, qui leur offre une alternative à l’application pure et simple du droit d’auteur.

Par le biais du système  d’identification Content ID, YouTube est en effet en mesure de repérer automatiquement les contenus protégés que des utilisateurs chargeraient sur la plateforme. Il peut alors bloquer la diffusion de ces contenus et sanctionner les utilisateurs les ayant postés, par le biais d’un système d’avertissements en trois étapes avant la fermeture du compte, qui n’est pas si éloigné d’une riposte graduée.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais YouTube propose en réalité un choix aux titulaires de droits, vis-à-vis de Content ID : soient ils décident d’appliquer le droit à la lettre et demandent que les contenus diffusés sans leur autorisation soient retirés automatiquement par les robots de Google ; soient ils acceptent que ces contenus restent en place, en contrepartie d’une rémunération perçue sur la base d’une redistribution des revenus publicitaires générés par YouTube.

C’est vraisemblablement ce qui s’est passé avec Gangnam Style. PSY et son label n’ont pas abandonné leurs droits d’auteur, mais ils ont sans doute tout simplement accepté l’offre de monétisation proposée par YouTube. Du coup, les multiples rediffusions et reprises de la vidéo ont pu échapper aux filtres automatisés de Google, participant à la propagation virale du titre. Et avec des millions de visiteurs, nul doute que cette vidéo a dû rapporter des sommes confortables à ses créateurs.

Économie du partage

Le succès phénoménal de Gangnam Style s’ajoute à ceux d’une année 2012 qui a été marquée par d’autres réussites ayant commencé par une diffusion virale sur YouTube. Le morceau Call Me Maybye de Carly Rae Jepsen s’était déjà ouvert la voie des sommets des charts en suscitant l’adhésion des fans sur la plateforme (plus de 280 millions de vues). La même chose s’est également produite pour le titre Somebody That I Used To Know de Gotye et l’artiste avait tenu à rendre hommage aux internautes qui l’avaient aidé à percer, en publiant sur YouTube un remix à partir des innombrables reprises réalisées par des amateurs.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La musique n’est pas le seul secteur où ces effets de synergie se manifestent. Si l’on y réfléchit bien, le succès de la série Bref de Canal+ s’explique aussi en partie par les nombreuses vidéos parodiques réalisées sur tout et n’importe quoi à partir du canevas proposé par la série.

En 2010, la demande brutale de retrait des parodies du film La Chute était apparue comme un des symboles des crispations provoquées par l’antagonisme entre la logique du droit d’auteur et les nouvelles possibilités d’expression offertes par les médias sociaux. Peut-être le succès de Gangnam en 2012 marque-t-il l’ouverture d’une nouvelle phase, où les titulaires de droits sauront davantage utiliser les forces du partage en ligne, en tissant de nouvelles relations avec le public ?

Zones d’ombre

Mais la belle histoire de Gangnam Style comporte aussi des zones d’ombre préoccupantes. Le système Content ID mis en place par Google pour surveiller les contenus postés sur YouTube n’est rien de moins qu’une sorte de police privée du copyright, organisée par entente entre un géant du web et les titulaires de droits. Cette application robotisée des règles du droit d’auteur provoque souvent des retraits abusifs, parfois particulièrement inquiétants, comme si la machine frappait aveuglément. YouTube vient d’ailleurs de modifier les règles du système pour permettre aux utilisateurs de se défendre plus efficacement, mais le principe même de cette régulation par algorithme reste contestable.

Plus encore, la monétisation des contenus organisée par YouTube constitue une forme de “licence globale privée » : elle a le même effet d’ouvrir les usages, mais les “libertés” qu’elle procure sont limitées à la plateforme de YouTube et lui permettent de capter la valeur générée par ces pratiques. Les licences globales privées sont en réalité des privilèges juridiques, que les grands acteurs du web sont en mesure de se payer, en amadouant les titulaires de droits par le bais de la promesse d’une rémunération.  Et ce système maintient une forme de répression et d’incertitude constante pour les internautes quant à ce qu’ils peuvent faire ou non.

Il est important de se demander si nous n’avons pas intérêt à ce qu’une licence globale publique organise l’ouverture des usages sur la base de libertés consacrées, tout en assurant un financement mutualisé pour la création. Des propositions comme celle de la contribution créative favoriseraient l’émergence de succès comme celui de Gangnam Style, sans rendre les artistes et le public dépendants d’une plateforme telle que YouTube. De la même façon, il serait infiniment préférable qu’une exception législative soit votée en faveur du remix (comme cela a été fait cette année au Canada) plutôt que cette liberté soit simplement “octroyée” aux internautes par des acteurs privés, sur la base d’arrangements contractuels.

Ne pas être à cheval sur le droit d’auteur, il semble que cela puisse conduire au succès, mais gardons absolument en selle l’idée que les libertés numériques doivent être publiquement consacrées !


Images via la vidéo Gangnam Style.

]]>
http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/feed/ 32
Vend fichier MP3 très peu servi http://owni.fr/2012/08/30/et-nos-bacs-seront-emplis-de-mp3-usages/ http://owni.fr/2012/08/30/et-nos-bacs-seront-emplis-de-mp3-usages/#comments Thu, 30 Aug 2012 16:14:49 +0000 Claire Berthelemy et Julien Goetz http://owni.fr/?p=119005

Commençons par un récit.

Je suis un particulier. J’achète le merveilleux titre “I gotta feeling” des Black Eyed Peas sur l’iTunes Store pour $1,29. Trois écoutes plus tard, soit une bonne année, besoin d’octets oblige, je décide de ranger la galaxie de dossiers qui me fait office de discothèque. C’est là que je retombe sur ledit titre.

J’y jette une oreille et, 7 secondes plus tard, alors que je m’apprête à le glisser dans ma corbeille virtuelle, une url m’arrête : redigi.com. Le premier site de revente de MP3 usagés, ouvert en novembre 2011.

Ni une, ni deux, je m’inscris, j’envoie sur la plateforme le fichier, dont les données associées prouvent bien que j’en suis le propriétaire légal. Au même moment, le fichier disparait de mon disque dur et je le (re)mets donc en (re)vente pour $0,69.

Quelques instants plus tard, un heureux fouineur de vieux bacs à MP3 pourra ainsi en faire l’acquisition, avec les autorisations qui vont bien. Économisant du même coup, 60 cents par rapport au même produit sur la plateforme musicale d’Apple. Puis le titre disparaitra naturellement de la plateforme, jusqu’à ce qu’un autre utilisateur le remette en vente.

Écouter seulement tu pourras

La réalité est ici aussi subversive qu’une bonne fiction d’anticipation. Je viens en effet de revendre sur le marché de l’occasion, l’original d’un bien dont je suis le légitime propriétaire, comme nous le faisons depuis longtemps avec livres écornés, vinyls usés et 504 tunées. Pas de quoi s’affoler en théorie vu que l’on applique un vieux principe à de nouveaux usages, mais la possible existence d’un marché d’occasion des fichiers MP3 fait friser les neurones.

Car la notion d’occasion pour des biens immatériels, qui par définition ne s’usent pas, a quelque chose d’ubuesque. Si le site ReDigi, vu de l’extérieur, semble tout ce qu’il y a de plus sérieux, en prenant un peu de recul il s’avère être un merveilleux troll sur le sujet de la propriété à l’ère du numérique. Indirectement, il pose une question follement simple : qu’achète-t-on réellement lorsque l’on valide un achat sur l’iTunes Store ou autres magasin en ligne (Amazon, Fnac…) ?

Le commun des mortels connectés répondrait sans doute en première instance : “un morceau de musique” et donc la propriété du fichier, suite de 0 et de 1, qui permet de restituer la mélodie via un logiciel d’écoute. En tant que propriétaire légal de ce fichier, je devrais logiquement pouvoir en faire ce qu’il me plait (plait-plait), comme le revendre d’occasion, si le cœur (et la lassitude d’écoute) m’en dit.

Mais la réponse d’Apple varie quelque peu :

You shall be authorized to use iTunes Products only for personal, noncommercial use.

Cette phrase glissée dans les conditions d’utilisation d’iTunes, interdit théoriquement cette pratique. Sauf que le droit américain permet à tout particulier de revendre un bien culturel dont il est propriétaire, tout comme la théorie de l’épuisement des droits le permet en Europe. Dont acte. Première démonstration de l’absurdité d’un système par les faits : lorsque vous achetez un mp3 sur l’iTunes Store, vous n’en n’êtes pas le propriétaire, vous n’achetez en réalité que le droit d’écouter ce morceau (et encore sur les plateformes autorisées).

Major, toi seule tu copieras

Face à ReDigi, les chevaliers blancs du droit d’auteur que sont les géants de l’industrie musicale sont rapidement montés au créneau. Capitol Records, filiale d’EMI, a déposé une plainte reçue par le tribunal de New York début janvier 2012. Argument massue : celui qui revend en seconde main un bien numérique, revend non pas l’original mais une copie, puisqu’il a bien fallu que le fichier soit copié depuis le disque dur du particulier sur les serveurs de ReDigi. Ce même procédé de copies que les vilains pirates numériques utilisent sur les réseaux de peer-to-peer. Démonstration de haut vol puisque ces mêmes vendeurs “officiels” ne font que revendre eux-même des copies. Quadrature d’un cercle musical.

Infraction au droit d’auteur et incitation à l’infraction au droit d’auteur entre autres, ReDiGi est donc soupçonné par Capitol Records de répandre partout sur la toile des titres dont les droits leur appartiennent. Mais, parlant de droits, il ne s’agit pas tant de droit d’auteur que de droit de copie. Car la charge judiciaire présuppose que le business model de ReDiGi soit basé sur la copie – le site récupère 5 à 15 pourcent de commission sur chaque titre – ce qui fait un brin frissonner les majors nageant au beau milieu de la crise du disque. Ces mêmes majors, les plaignants, possèdent eux les droits exclusifs entre autres choses de “reproduire l’oeuvre protégée” et “de distribuer des copies ou enregistrements d’oeuvres protégées au public”.

Au front de la révolution du droit d’auteur !

Au front de la révolution du droit d’auteur !

Poser les fondements d'une réforme du droit d'auteur et du financement de la création : tel est l'objet d'un nouveau ...

Seconde démonstration par les faits : la réaction des géants de l’industrie musicale démontre que leur business model est fortement basé sur l’exclusivité du droit de copie. Eux seuls peuvent copier et telle est leur manne depuis des décennies. Un business sacrément profitable quand on l’applique aux biens numériques.

Le 6 février, Richard Sullivan, le juge en charge de l’affaire rejetait la demande de Capitol Records de faire fermer le site de vente d’occasion. La procédure est en cours et l’affaire devrait être jugée début octobre.

Dans la plainte d’une vingtaine de pages, Capitol Records estime qu’ils ont investi et continuent d’investir de l’argent et du temps pour découvrir et développer des artistes. Parallèlement à ça, le monstre ReDiGi propage les titres qui peuvent être téléchargés illégalement, grande bataille de l’industrie musicale depuis l’avènement du numérique.

Le comble pour Capitol Records : le titre supprimé de l’ordinateur du vendeur est nécessairement une copie puisque le morceau est copié vers le cloud de ReDiGi. Et la duplication ne s’arrête pas là puisqu’une fois acheté, le titre fait le même chemin mais dans l’autre sens vers l’ordinateur de l’acheteur d’occasion. La license change alors de propriétaire.

ReDiGi se défend en faisant la promotion de son moteur de vérification qui analyse chaque fichier passant dans leur cloud pour y être vendu et s’assure que le morceau a été téléchargé légalement, c’est à dire acheté sur iTunes ou Amazon. Le seul problème légal finalement.

Ce qui t’appartient, tu ne revendras point

Mais le bât blesse aussi ailleurs pour EMI qui décidément voit d’un mauvais oeil la présence de ce site de vente d’occasion sur la toile. La maison de disque en appelle à Apple et Amazon et à leurs conditions de vente, acceptées par tout lambda qui possède un compte et qui y achète ses morceaux. Les accords signés entre les majors et les deux plateformes de téléchargement légal sont drastiques et contraignent les acheteurs à ne jamais ô grand jamais revendre les morceaux achetés légalement.

Non seulement les titres n’appartiennent pas à celui qui les achète mais en plus le droit de les vendre est exclu deux fois : par les droits d’auteurs et par les conditions générales de vente des plateformes de téléchargement légal.

Parmi les nombreuses requêtes déposées – en faveur de ReDiGi – figure celle de Google, représentant du cloud dans cet affaire. Rejetée, sa demande portait sur le fait que jamais décision ne doit être prise à la légère :

Une décision hâtive basée sur des faits incomplets pourrait créer des incertitudes non voulues pour l’industrie du cloud computing, [...] La vitalité constante de l’industrie du cloud computing, qui représentait 41 milliards de dollars sur le marché global en 2010, repose principalement sur quelques principes légaux spécifiques que la proposition d’injonction préliminaire implique de fait.((Texte original de la citation : A premature decision based on incomplete facts could create unintended uncertainties for the cloud computing industry, [...] The continued vitality of the cloud computing industry — which constituted an estimated $41 billion dollar global market in 2010 — depends in large part on a few key legal principles that the preliminary injunction motion implicates.))

Le juge Sullivan ne veut pas être épaulé par des experts. Il souhaite trancher seul, point. Et a rejeté récemment une autre demande, de Public Knowledge, une organisation à but non lucratif dont la mission est de défendre les citoyens dans tout ce qui concerne les thématiques de la propriété intellectuelle et pour l’Internet ouvert.

Trancher sur ce cas est pour notre chroniqueur Lionel Maurel une avancée qui pourrait être faite dans le domaine du droit d’auteur et de la propriété des biens immatériels :

L’épuisement des droits dans le droit européen ou la first sale doctrine dans le droit américain ne concernent que les biens physiques, après la première vente. Le tout permettant d’avoir un marché d’occasion. Sauf que l’absence de transposition dans l’environnement numérique n’est pas encore faite. Ce qui fait peur aux majors, c’est la perte de contrôle sur les modèles d’échanges alors qu’ils contrôlent leurs propres plateformes. Il y a un vrai blocage autour du numérique.

Perdre le contrôle de leurs plateforme pour les maisons de disques et les revendeurs accrédités (Apple et Amazon) signifie aussi qu’ils perdraient, à cause du droit, les possibilités de fixer eux-mêmes leurs propres règles. Les majors sont aujourd’hui les seuls copieurs légaux grâce à leurs propres règles et les revendeurs se sont protégés derrière leurs conditions d’utilisation. Jusqu’à une éventuelle modification du cadre juridique ou une intervention des pouvoirs publics.

Copie de la plainte

Plainte Redigi EMI


Illustrations par Cédric Audinot pour Owni ~~~~~=:)

]]>
http://owni.fr/2012/08/30/et-nos-bacs-seront-emplis-de-mp3-usages/feed/ 66
Et si Albrecht Dürer avait eu un Tumblr ? http://owni.fr/2012/08/08/et-si-albrecht-durer-avait-eu-un-tumblr/ http://owni.fr/2012/08/08/et-si-albrecht-durer-avait-eu-un-tumblr/#comments Wed, 08 Aug 2012 14:10:25 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=117728 Imaginons un instant que le peintre et graveur Albrecht Dürer soit soudainement transporté depuis la Renaissance jusqu’à notre époque et que pour diffuser ses œuvres, il décide d’ouvrir un profil sur la plateforme de microbbloging Tumblr
L’hypothèse peut paraître un brin saugrenue, mais une telle manipulation de l’espace-temps constituerait une expérience fascinante. Car Dürer fut l’un des artistes les plus copiés en son temps et il était particulièrement susceptible vis-à-vis des reproductions de ses créations réalisées sans autorisation, notamment ses gravures.

Cliquer ici pour voir la vidéo.


En témoigne par exemple ce texte inséré en 1511 à la fin d’un recueil de gravures consacrées à la Vie de la Vierge, destiné à avertir les éventuels contrefacteurs que l’artiste bénéficiait d’un privilège accordé par l’Empereur Maximilien :

Malheur à toi, voleur du travail et du talent d’autrui. Garde-toi de poser ta main téméraire sur cette œuvre. Ne sais-tu pas ce que le très glorieux Empereur Romain Maximilien nous a accordé ? – que personne ne soit autorisé à imprimer à nouveau ces images à partir de faux bois, ni à les vendre sur tout le territoire de l’Empire. Et si tu fais cela, par dépit ou par convoitise, sache que non seulement tes biens seraient confisqués, mais tu te mettrais également toi-même en grand danger.

Avouez que c’est légèrement plus intimidant que notre “Copyright : tous droits réservés”… Le parallèle avec le copyright est cependant justifié, car ce privilège d’imprimerie constituait – mutadis mutandis – dans l’Europe des 15e et 16e siècles l’ancêtre de notre droit d’auteur, permettant de bénéficier d’une exclusivité de reproduction, garantie par le Prince, sur un territoire donné.
Imaginons donc que Dürer voyage jusqu’à l’âge numérique et commence à poster ses fabuleuses gravures sur Tumblr. Il verrait sans doute celles-ci se propager comme une traînée de poudre sur ce média social, qui est spécialement profilé pour permettre la reprise en un clic d’images et d’autres contenus trouvés sur la Toile. Il encourage également ses utilisateurs à re-publier des billets postés par d’autres membres de la plateforme (action désignée par le terme reblogging).

Cliquer ici pour voir la vidéo.


C’est tellement vrai que la plupart d’entre eux ne postent jamais de contenus originaux, mais se contentent de rediffuser ceux qu’ils voient passer, en lien avec un de leurs centres d’intérêt donné, accompagnés ou non de commentaires. Ces “collections” sur Tumblr forment des visual bookmarks, qui préfiguraient les pratiques de curation de contenus et ce qui a explosé aujourd’hui avec un site comme Pinterest, dédié entièrement à la reprise d’images.

Le Chevalier, la Mort et le Diable : une des célèbres gravures de Dürer, postée sur Tumblr et re-bloguée par de nombreux utilisateurs.

Gageons qu’Albrecht Dürer n’aurait sans doute que fort peu apprécié de voir ses œuvres ainsi passées à la moulinette numérique des médias sociaux. À la Renaissance, alors que les techniques de gravures et d’imprimerie commençaient à permettre la reproduction en nombre des œuvres d’art, Dürer a été à l’origine d’un des premiers procès intenté par un artiste contre un contrefacteur. Giorgio Vasari raconte en effet dans un de ses ouvrages que l’artiste allemand s’était déplacé jusqu’à Venise pour se plaindre auprès des autorités qu’un graveur nommé Marcantonio Raimondi avait reproduit et vendu une de ses séries de gravures sur bois, en allant jusqu’à contrefaire le fameux monogramme par lequel il signait toutes ses œuvres.

Monograms of Albrecht Dürer. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Vasari rapporte qu’un jugement fut rendu à propos de cette affaire, qui est particulièrement intéressant (bien que sa réalité historique soit sujette à caution). Cette décision garde en effet une actualité surprenante, car Raimondi et les autres graveurs de l’époque sont comparables aux Tumblr et Pinterest d’aujourd’hui. Eux aussi doivent faire face à des producteurs de contenus mécontents, qui les accusent de violer leurs droits et de profiter indûment de leurs créations originales. Pinterest a ainsi subi au début de l’année une vague de protestations virulentes, émanant notamment de photographes, et Tumblr se débat de son côté avec une plainte pour violation du droit d’auteur émise par le magazine érotique Perfect 10, qui lui réclame 5 millions de dollars.
Les équilibres trouvés à la Renaissance pour réguler le flot de reproductions induit par l’imprimerie peuvent-ils nous aider à trouver des solutions pour assurer le respect de l’œuvre d’art à l’heure de son appropriabilité numérique ?
Vous allez voir que tous les artistes de la Renaissance n’étaient pas aussi rigides que Dürer vis-à-vis des copieurs et on peut parier qu’un Raphaël, par exemple, aurait été bien plus à même de tirer parti d’un outil comme Tumblr que l’irascible Albrecht !

Tu ne copieras point (le monogramme)

D’après Wikipédia, le graveur italien Marcantonio Raimondi est “connu pour être la première personne à reproduire exclusivement les gravures d’autres artistes au lieu de créer ses propres œuvres”. Lorsque les gravures de Dürer arrivèrent à Florence, Raimondi réalisa une série de reproductions sur cuivre d’une Passion, sur lesquelles il laissa le monogramme AD de l’artiste et qu’il vendit en les faisant passer pour des originaux (voir ci-dessous).

Une des gravures sur bois de Dürer, plagiée par Raimondi. Notez au sol le cartouche avec le monogramme AD.

La plainte de Dürer fut donc portée devant les tribunaux de Venise, mais l’artiste n’obtint pas entièrement satisfaction. En effet, Raimondi ne se vit pas interdire la reproduction et la vente des oeuvres de Dürer, mais seulement d’ajouter le nom ou le monogramme de ce dernier pour faire passer son travail pour celui de l’artiste original. Cette solution peut paraître surprenante, mais elle est cohérente avec le système des privilèges d’imprimerie qui prévalait alors. Dürer disposait d’une exclusivité reconnue sur les terres d’Empire, mais il ne pouvait la faire valoir devant les tribunaux vénitiens. Pour autant, ceux-ci lui reconnurent une forme de droit à la paternité sur ses œuvres, qui peut être considérée comme l’embryon du droit moral que nous connaissons aujourd’hui et qui atteste du lien entre la personnalité de l’auteur et son œuvre.
Pour un personnage comme Dürer, qui cherchait à faire reconnaître son statut d’artiste, cette décision comportait des éléments intéressants. Mais il n’est pas certain que d’un point de vue pratique, elle ait correspondu à ses attentes. Car si Raimondi ne pouvait plus se livrer à de la contrefaçon proprement dite, il pouvait continuer à reproduire ses gravures, sans que le nom ou le monogramme de Dürer n’apparaissent sur les reproductions.
C’est d’ailleurs ce que fit Raimondi par la suite, mais sans pour autant signer de son propre nom les œuvres copiées d’après Dürer. Sur la gravure ci-dessous, réalisée d’après un original de Dürer, l’italien signe avec un cartouche vide que l’on voit aux pieds de la figure du Christ.

Jésus face à Hérode. Marcantonio Raimondi d'après Dürer. Domaine public.

Il est assez amusant d’ailleurs que Raimondi le “faussaire”, qui s’était fait la spécialité de copier les œuvres des autres plutôt que de réaliser des créations originales, ait ainsi adopté, par la force des choses, un cadre vide comme marque de fabrique…
Mais dans le contexte de la Renaissance, le fait que Dürer ait choisi d’apposer son monogramme sur ses œuvres constituait un geste important, car il s’agissait pour lui de faire reconnaître son statut d’artiste. Ces deux lettres “AD” sont considérées aujourd’hui comme l’une des premières signatures de l’Histoire de l’art :

Le monogramme développé dans les années 1490 constitue l’une des premières protections par le droit d’auteur dans l’histoire des médias et la première signature d’artiste utilisée systématiquement. À partir de 1497, Dürer signa chacune de ses gravures et de ses peintures avec les lettres “AD” et son monogramme devint célèbre dans toute l’Europe.

Mais encore proche des marques de fabrique employés par les artisans, ce signe remplissait aussi des fonctions utilitaires, comparables à nos logos, comme le rappelle cette notice du British Museum :

Le célèbre monogramme aux lettres AD entrecroisées par lequel il signait ces œuvres peut être considéré comme l’équivalent d’un logo aujourd’hui. Un tel dispositif n’était pas nécessaire au Moyen Age, quand les œuvres d’art restaient par définition des objets uniques. Mais, avec la production d’images en série, sans protection découlant du droit d’auteur, il jouait le rôle d’un signe permettant l’attribution, d’une garantie d’authenticité et d’une marque instantanément identifiable. [...] au début du 16esiècle, Dürer s’est rendu à la fois célèbre et riche en saturant ainsi le marché européen avec ses gravures sur bois.

Le jugement rendu par le tribunal vénitien n’était donc qu’une demi-victoire pour Dürer, qui était également un véritable capitaine d’entreprise, avec des intérêts financiers à protéger. Pourtant d’autres artistes de la Renaissance adoptèrent une attitude plus conciliante vis-à-vis de la copie, qui servit aussi leurs intérêts, tout en accordant une reconnaissance aux graveurs.

Raimondi, Raphaël et l’association de marques

Lorsque Raimondi s’installa à Rome, il recommença à copier les œuvres de peintres célèbres. Raphaël remarqua particulièrement son talent de copiste, après qu’il eut exécuté des gravures à partir d’une de ses créations, Lucrèce se donnant la mort.

Lucrèce se donnant la mort. Marc-Antoine Raimondi, d'après Raphaël. Domaine public. Source : Gallica/BnF

Plutôt que de le traîner devant les tribunaux, Raphaël décida de s’associer avec Raimondi et d’en faire en quelque sorte son graveur officiel. Ce type de partenariat était mutuellement profitable aux deux parties, le graveur bénéficiant de la renommée du peintre et le peintre pouvait toucher une clientèle beaucoup plus large par la diffusion des gravures. Les deux comparses ouvrirent un atelier de gravure à Rome, qui devint florissant et se transforma même une école de gravure, avec à sa tête Raimondi.
Ce qui est intéressant dans la relation entre Raphaël et Raimondi, c’est que les deux artistes mirent au point une manière d’associer leurs marques sur les gravures résultant de leurs collaborations, pour attribuer correctement les apports de chacun.
Pour cette gravure, Le Jugement de Pâris, Raphaël a conçu le modèle et l’a donné à réaliser à Raimondi d’après un de ses dessins.

Le jugement de Pâris. Marc-Antoine Raimondi, d'après Raphaël. Domaine public. Source : Gallica/BnF

Or au bas de l’image, un peu cachée dans l’herbe, on trouve cette inscription : “RAPH-URBI INVEN MAF”.

Ces mots signifient “Raphaël d’Urbino l’a inventé (conçu) et Marc-Antoine l’a fait” (MAF pour Marcantonio fecit, en latin).
Ce Jugement de Pâris occupe une place importante, car certains le considèrent comme la première gravure produite et reproduite spécialement pour être diffusée. Pierre Delayin fait cette analyse intéressante de l’association des marques des deux artistes, en faisant un parallèle avec l’affaire Dürer :

[...] cette gravure occupe une place toute particulière : une copie faite pour être copiée, bien avant la reproduction technique dont parle Walter Benjamin.
Marcantoni avait un talent particulier pour la copie. Vasari raconte qu’il avait si bien contrefait des gravures de Dürer (y compris en recopiant la sigle AD, signature du maître), que les amateurs s’y trompaient et achetaient les gravures en les croyant de la main de Dürer. Celui-ci serait venu protester à Venise devant la Signoria, mais n’aurait obtenu que l’interdiction d’introduire le nom ou le sigle de Dürer dans ses copies.

D’ailleurs le même problème de droit d’auteur ou de copyright se posait pour Raphaël lui-même, de sorte qu’à partir de 1515, les planches de Marc-Antoine portaient la mention : Raphael invenit MAF, ce qui signifie : Raphaël en est l’inventeur, mais c’est Marcantoni qui l’a fait (Marcantonio fecit). Qui donc était le véritable auteur? Dans l’atelier de Raphaël, entre les fonctions de conception et d’exécution, la distinction n’était pas si claire.

On retrouve cette signature particulière sur d’autres gravures résultant de la collaboration de Raphaël et de Raimondi, sous des formes légèrement différentes, comme sur ce Martyre de Sainte Cécile :

Avec un tel dispositif d’attribution, les deux artistes trouvent leur compte : le copieur n’est pas obligé de se dissimuler, comme Raimondi était forcé de le faire lorsqu’il signait avec un cartouche vide les œuvres de Dürer qu’il reproduisait, et l’artiste original peut également laisser sa marque sur la reproduction sans que celle-ci ne passe comme une contrefaçon.
Faisons à présent un bond de quelques siècles et retournons à nos médias sociaux.

L’attribution, une issue juridique pour les dispositifs de curation ?

Il est intéressant de voir que les débats juridiques tournant autour des sites de curation de contenus, comme Tumblr ou Pinterest, finissent par remettre en avant la question de l’attribution, dans des termes assez proches de ceux de l’époque de la Renaissance.
Beaucoup d’analyses soulignent le fait que les utilisateurs des sites de curation créditent mal les producteurs de contenus originaux qu’ils reprennent. D’autres, comme Chris Crum, estiment que cette question de l’attribution est cruciale pour respecter les conditions du fair use (usage équitable) :

Une attribution correcte au créateur du contenu original est très importante. Il y a différentes façons de le faire selon les plateformes et chaque communauté reconnaît des “bonnes pratiques” en la matière que les utilisateurs doivent suivre. Si vous négligez l’aspect attribution dans l’équation, cela peut vous mettre dans des situations compliquées. Par exemple, quand Posterous a commencé à percer, beaucoup de créateurs de contenus étaient excédés par le peu d’importance que les utilisateurs de Posterous accordaient aux crédits des contenus réutilisés. Dans certains cas, cela a pu amener les “créateurs” à considérer que les “curateurs” avaient littéralement plagié leurs œuvres. Depuis, la communauté des utilisateurs a mis en place un ensemble de règles pour aider chacune des parties.

La bonne et la mauvaise curation. Par Beth Kanter, d'après Ross Hudgens. CC-BY.

Pinterest, après avoir traversé un épisode difficile où la légalité de la plateforme au regard des règles du droit d’auteur a été sérieusement remise en cause, semble avoir réussi à apaiser la situation en mettant en place des solutions automatiques facilitant l’attribution des contenus à partir de certains sites (Etsy, Kickstarter, SoundCloud, Flickr, YouTube). Ces améliorations passent par des modifications apportées au bouton de partage de Pinterest, qui embarque automatiquement avec les images un “Attribution Statement” inaltérable, indiquant clairement la source du contenu, avec le nom de l’auteur et un lien en retour.
Tumblr, lui aussi dans la tourmente judiciaire suite aux accusations portées par le magazine érotique Perfect 10, semble également mettre en avant les fonctionnalités d’attribution pour essayer de trouver un terrain d’entente avec les fournisseurs de contenus. Dans cette interview donnée au magazine Slate, le PDG de Tumblr Andrew Mc Laughlin insiste sur le fait que la plateforme travaille à améliorer l’attribution et les liens en retour vers les sites sources, afin de leur garantir une redirection du trafic.
Le “curateur” a besoin non seulement de faire un lien vers le contenu qu’il a choisi, mais aussi de l’intégrer sur son site, pour pouvoir ainsi l’associer à sa propre marque. De son côté, le créateur du contenu original ne veut surtout pas que sa marque soit retirée d’un contenu lors de sa dissémination, afin que les internautes puissent être redirigés in fine vers son propre site.
Cette importance de la marque et de l’association des marques au fil de la dissémination des contenus nous ramène finalement aux problématiques de la Renaissance et à la manière dont plusieurs agents de la création (le peintre, le graveur) associaient leurs symboles pour entrer en symbiose plutôt que de se combattre.

Les filigranes et les watermarks constituent sans doute les successeurs des monogrammes d’antan, des moyens d’associer un nom à une œuvre, sans garantir toutefois qu’un Raimondi numérique ne sera pas capable de la reproduire en effaçant cette marque d’attribution. L’embed (lecture exportable) semble avoir surmonté la difficulté pour les vidéos, en assurant la dissémination tout en garantissant automatiquement à la fois l’attribution et le lien en retour. Mais ce procédé technique est difficilement transposable aux images fixes, pour lesquelles la reprise s’effectue en un clic.

En attendant la Renaissance du droit des images…

Les œuvres de Dürer et de Raphaël sont aujourd’hui dans le domaine public et elles peuvent sans entrave faire les délices des amateurs sur Pinterest ou Tumblr (on peut d’ailleurs se réjouir qu’ils participent ainsi à la Renaissance technologique que nous vivons !).

Mais si Dürer existait aujourd’hui, sans doute serait-il parmi les rangs des producteurs de contenus qui attaquent les sites comme Tumblr et Pinterest, en clamant qu’ils “volent” indûment le fruit de leur travail. A l’inverse, Raphaël ressemblerait peut-être davantage à ces producteurs d’images, qui savent jouer de la dissémination sur les médias sociaux pour construire leur notoriété et valoriser leurs créations, notamment en les plaçant sous licence Creative Commons. Un photographe professionnel comme Tray Ratcliffe, qui tient le blog Stuck In Customs, explique ne pas craindre que l’on “vole” ses contenus et encourage même les internautes à le faire. Il diffuse par ailleurs volontairement ses photographies sur Pinterest, en s’en servant comme un espace d’exposition, et il organise leur dissémination en utilisant les licences Creative Commons (une manière alternative de concevoir le marquage, si l’on y réfléchit bien).
Si l’amélioration des conditions d’attribution peut constituer une solution, juridiquement, elle ne suffit pas à régulariser la reprise d’un contenu sans autorisation préalable : c’est certain en France, où le droit à la citation graphique n’existe pas et même dans le contexte plus souple du fair use américain, des usages tels que ceux que permettent des sites comme Tumblr ou Pinterest demeurent problématiques, y compris en créditant correctement la source et avec un lien en retour.
Le droit des images attend encore sa renaissance à l’ère du numérique…

Image CC Flickr by woodleywonderworks

Retrouvez toutes les chroniques juridiques de Calimaq publiées chaque semaine sur Owni

]]>
http://owni.fr/2012/08/08/et-si-albrecht-durer-avait-eu-un-tumblr/feed/ 9
JO 2012 © : cauchemar cyberpunk http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/ http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/#comments Mon, 30 Jul 2012 10:56:08 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=117286 À première vue, il y a assez peu de rapports entre les Jeux olympiques de Londres et les univers dystopiques du cyberpunk, tel qu’ils ont été imaginés à partir des années 80 dans les romans de William Gibson, de Bruce Sterling, de Philip K. Dick ou de John Brunner.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

À bien y réfléchir cependant, le dopage – dont le spectre rôde sans surprise toujours sur ces Jeux 2012 – est déjà un élément qui fait penser au cyberpunk, où les humains cherchent à s’améliorer artificiellement par le biais d’implants bioniques ou l’absorption de substances chimiques.

Mais c’est plutôt à travers la gestion des droits de propriété intellectuelle par le CIO que l’analogie avec le cyberpunk me semble la plus pertinente et à mesure que se dévoile l’arsenal effrayant mis en place pour protéger les copyrights et les marques liés à ces Jeux olympiques, on commence à entrevoir jusqu’où pourrait nous entraîner les dérives les plus graves de la propriété intellectuelle.

Une des caractéristiques moins connues des univers cyberpunk est en effet la place que prennent les grandes corporations privées dans la vie des individus. L’article de Wikipédia explicite ainsi ce trait particulier :

Multinationales devenues plus puissantes que des États, elles ont leurs propres lois, possèdent des territoires, et contrôlent la vie de leurs employés de la naissance à la mort. Leurs dirigeants sont le plus souvent dénués de tout sens moral. La compétition pour s’élever dans la hiérarchie est un jeu mortel.

Les personnages des romans cyberpunk sont insignifiants comparativement au pouvoir quasi-divin que possèdent les méga-corporations : ils sont face à elles les grains de sable dans l’engrenage.

Dans les univers cyberpunk, les firmes privées les plus puissantes ont fini par absorber certaines des prérogatives qui dans notre monde sont encore l’apanage des États, comme le maintien de l’ordre par la police ou les armées. Les corporations cyberpunk contrôlent des territoires et les employés qui travaillent pour elles deviennent en quelque sorte l’équivalent de “citoyens” de ces firmes, dont les droits sont liés au fait d’appartenir à une société puissante ou non.

Olympics Game Act

Pour les JO de Londres, le CIO est parvenu à se faire transférer certains droits régaliens par l’État anglais, mais les romanciers de la vague cyberpunk n’avaient pas prévu que c’est par le biais de la propriété intellectuelle que s’opérerait ce transfert de puissance publique.

Image de gauche : Des opposants aux Jeux qui détournent le logo officiel de l’évènement. Vous allez voir que ce n’est pas sans risque sur le plan juridique… | Image de droite : Des affiches protestant contre les restrictions imposées par le CIO sur le fondement du droit des marques.

Pour défendre ses marques et ses droits d’auteur, mais aussi être en mesure de garantir de réelles exclusivités à ses généreux sponsors comme Coca-Cola, Mac Donald’s, Adidas, BP Oil ou Samsung, le CIO a obtenu du Parlement anglais le vote en 2006 d’un Olympics Game Act, qui lui confère des pouvoirs exorbitants. L’Olympics Delivery Authority dispose ainsi d’une armada de 280 agents pour faire appliquer la réglementation en matière de commerce autour des 28 sites où se dérouleront les épreuves et le LOCOG (London Organizing Committee) dispose de son côté d’une escouade de protection des marques, qui arpentera les rues de Londres revêtue de casquettes violettes pour s’assurer du respect de l’Olympics Brand Policy. Ils auront le pouvoir d’entrer dans les commerces, mais aussi dans les “locaux privés”, et de saisir la justice par le biais de procédures d’exception accélérées pour faire appliquer des amendes allant jusqu’à 31 000 livres…

L’Olympics Game Act met en place une véritable police du langage, qui va peser de tout son poids sur la liberté d’expression pendant la durée des jeux. Il est par exemple interdit d’employer dans une même phrase deux des mots “jeux”, “2012″, Twenty Twelve”, “gold”, “bronze” ou “medal”. Pas question également d’utiliser, modifier, détourner, connoter ou créer un néologisme à partir des termes appartenant au champ lexical des Jeux. Plusieurs commerces comme l’Olympic Kebab, l’Olymic Bar ou le London Olympus Hotel ont été sommés de changer de noms sous peine d’amendes.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’usage des symboles des Jeux, comme les anneaux olympiques, est strictement réglementé. Un boulanger a été obligé d’enlever de sa vitrine des pains qu’il avait réalisés en forme d’anneaux ; une fleuriste a subi la même mésaventure pour des bouquets reprenant ce symbole et une grand-mère a même été inquiétée parce qu’elle avait tricoté pour une poupée un pull aux couleurs olympiques, destiné à être vendu pour une action de charité !

Cette règle s’applique aussi strictement aux médias, qui doivent avoir acheté les droits pour pouvoir employer les symboles et les termes liées aux Jeux. N’ayant pas versé cette obole, la chaîne BFM en a été ainsi réduite à devoir parler de “jeux d’été” pour ne pas dire “olympiques”. Une dérogation légale existe cependant au nom du droit à l’information pour que les journalistes puissent rendre compte de ces évènements publics. Mais l’application de cette exception est délicate à manier et le magazine The Spectator a été inquiété pour avoir détourné les anneaux olympiques sur une couverture afin d’évoquer les risques de censure découlant de cet usage du droit des marques. Cet article effrayant indique de son côté que plusieurs firmes anglaises préfèrent à titre préventif s’autocensurer et dire “The O-word” plutôt que de se risquer à employer le terme “Olympics“. On n’est pas loin de Lord Voldemort dans Harry Potter, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Dire-Le-Nom !

Censure

Le dérapage vers la censure, le CIO l’a sans doute déjà allègrement franchi. Le blog anglais Free Speech rapporte que les comptes Twitter d’activistes protestant contre la tenue des Jeux à Londres ont été suspendus suite à des demandes adressées à Twitter, parce qu’ils contenaient dans leur nom les termes JO 2012. Des moyens exceptionnels de police ont aussi été mis en place pour disperser les manifestations et patrouiller dans plus de 90 zones d’exclusion. Plus caricatural encore, il n’est permis de faire un lien hypertexte vers le site des JO 2012 que si l’on dit des choses positives à leurs propos ! Même Barack Obama et Mitt Romney ont été affectés par la police du langage du CIO, qui a exigé pour violation du copyright que des vidéos de campagne faisant allusion aux JO soient retirées…

Pour les spectateurs qui se rendront dans les stades, le contrôle sera plus drastique encore et ils seront liés par des clauses contractuelles extrêmement précises, détaillées sur les billets d’entrée. Ces mesures interdisent par exemple de rediffuser des vidéos ou des photos sur les réseaux sociaux, afin de protéger les exclusivités accordées aux médias et là encore, des cellules de surveillance ont été mises en place pour épier des sites comme Twitter, Facebook, YouTube, Facebook ou Instagram.

Image de droite : Tatouage cyberpunk, mais l’athlète avec la marque d’une firme sur le bras n’est pas encore plus représentatif de ce courant de la Science Fiction ?

Les règles des jeux dicteront également aux spectateurs jusqu’à ce qu’ils doivent manger. Impossible par exemple d’échapper aux frites de Mac Donald’s dans les lieux où se dérouleront les épreuves, ce dernier ayant obtenu une exclusivité sur ce plat, sauf comme accompagnement du plat national des fish’n chips pour lequel une exception a été accordée ! La propriété intellectuelle dictera également la manière de s’habiller, les autorités olympiques ayant indiqué qu’on pouvait tolérer que les spectateurs portent des Nikes alors qu’Adidas est sponsor officiel, mais pas qu’ils revêtent des T-Shirts Pepsi, dans la mesure où c’est Coca-Cola qui a payé pour être à l’affiche ! Pas le droit non plus d’apporter des routeurs 3G ou WiFi sous peine de confiscation : British Telecom a décroché une exclusivité sur l’accès WiFi et les spectateurs devront payer (mais uniquement par carte Visa, sponsor oblige !).

On pourrait encore multiplier ce genre d’exemples digne de Kafka, mais la démonstration me semble suffisamment éloquente. Ces Jeux de Londres nous font pleinement entrer dans l’âge cyberpunk. Un formidable transfert de puissance publique vers des firmes privées a été réalisé, en utilisant comme levier des droits de propriété intellectuelle. On mesure alors toute la force des “droits exclusifs” attachés aux marques et au copyright, dès lors qu’ils s’exercent ainsi de manière débridée, dans un environnement saturé de signes et de logos. Le Tumblr OpenOlymPICS documente la manière dont la ville de Londres s’est transformée avec l’évènement et comment les lieux se sont couverts d’allusion aux JO : ce sont autant de “marques” qui donne prise au pouvoir du CIO sur l’espace.

Cette propriété privée aboutit en fait bien à “priver” les citoyens de leurs libertés publiques pour les soumettre à la loi des corporations. Grâce à ces droits, ce sont des biens publics essentiels comme les mots du langage, l’information, l’espace urbain, les transports en commun, la gastronomie, les codes vestimentaires qui sont “privatisés”.

Au-delà d’ACTA ou de SOPA

Le déclic qui m’a le plus fortement fait penser à l’univers cyberpunk, je l’ai eu lorsque nous avons appris qu’un athlète avait décidé de louer son épaule pour faire de la publicité sauvage pour des marques n’ayant pas versé de droits aux CIO par le biais d’un tatouage. Ce coureur a mis son propre bras aux enchères sur eBay et il s’est ainsi offert à une agence de pub’ pour 11 100 dollars. On est bien ici dans la soumission d’un individu à une corporation et elle passe comme dans les romans cyberpunk par des modifications corporelles qui inscrivent cette vassalité dans la chair !

Ces dérives sont extrêmement graves et elles dessinent sans doute les contours d’un avenir noir pour nos sociétés. Au cours de la lute contre ACTA, SOPA ou PIPA, l’un des points qui a attiré le plus de critiques de la part des collectifs de lutte pour la défense des libertés était précisément le fait que ces textes transféraient à des opérateurs privés (FAI ou titulaires de droits) des pouvoirs de police pour faire appliquer les droits de propriété intellectuelle. C’est exactement ce que la Quadrature du net par exemple reprochait au traité ACTA, dans cette vidéo Robocopyright ACTA, qui détournait d’ailleurs un des films emblématiques de la culture cyberpunk.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce que le CIO a obtenu du gouvernement britannique dépasse très largement tout ce qui figurait dans ACTA ou SOPA en termes de délégation de puissance publique. J’ai encore du mal à le croire, mais dans cet article, on apprend même que le Ministre de la défense britannique prévoyait, à la demande des autorités olympiques, d’installer des batteries de missiles sur des toits d’immeubles d’habitation pour protéger des sites olympiques d’éventuelles attaques terroristes. Si ça, c’est pas cyberpunk !

manifestation anti Jeux olympiques2012

Olympics 2012 London Missile Protest. Par OpenDemocraty. CC-BY-SA. Source : Flickr

“D’une dictature ou d’un pays ultralibéral“

Dans un article paru sur le site du Monde, Patrick Clastre, un historien spécialisé dans l’histoire des Jeux indique que le degré de contrôle n’a jamais été aussi fort que pour ces Jeux à Londres, bien plus en fait qu’il ne le fut à Pékin en 2008. Il ajoute que pour imposer ce type de règles, le CIO a besoin “d’une dictature ou d’un pays ultralibéral“.

Cette phrase est glaçante.

Imaginez un instant qu’un parti politique par exemple ait la possibilité de contrôler les médias, de mettre en œuvre une censure, de lever une police privée, de faire fermer des commerces, d’imposer à la population des règles concernant la nourriture et l’habillement, etc. Ne crierait-on pas à la dérive fascisante et n’aurait-on pas raison de le faire ? Le niveau de censure et de contrôle exercé en ce moment à Londres est-il si différent de celui qui pesait sur les populations arabes avant leurs révolutions ?

Doit-on faire deux poids, deux mesures parce que des firmes et des marques sont en jeu plutôt qu’un parti ? En ce sens, je vois un certain parallèle entre ces jeux de Londres de 2012 et les funestes jeux de Berlin de 1936. On dira peut-être que je marque un point Godwin, mais en termes d’atteinte aux libertés publiques, est-on vraiment si éloigné de ce qui se passait en Allemagne durant l’entre-deux-guerres ?

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La semaine dernière, Jérémie Nestel du collectif Libre Accès a écrit un billet extrêmement fort, intitulé “la disparition des biens communs cognitifs annonce une société totalitaire“. J’étais globalement d’accord avec son propos, même si je trouvais l’emploi du terme “totalitaire” contestable. Mais cet article comporte les passages suivants, qui font directement écho aux dérapages juridiques des Jeux olympiques :

La volonté des multinationales de privatiser les biens communs cognitifs est une atteinte à la sphère publique. La sphère publique, jusqu’à présent désignée comme un espace ouvert accessible à tous, au sein duquel on peut librement circuler, peut s’étendre aux espaces cognitifs. [...]

Empêcher la transformation d’une œuvre, et crèer artificiellement une frontière au sein « des espace communs de la connaissance » est un acte propre à une société totalitaire.

Les règles mises en place par le CIO pour protéger ses droits de propriété intellectuelle portent gravement atteinte à la sphère publique et elles aboutissent à la destruction de biens communs essentiels. Hannah Arendt explique très bien que le totalitarisme opère en détruisant la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Dans le cas des fascismes d’entre-deux-guerres ou du stalinisme, c’est la sphère publique qui a débordé de son lit et qui a englouti la sphère privée jusqu’à la dévorer entièrement.

Les dérives de la propriété intellectuelle que l’on constate lors de ces Jeux olympiques fonctionnent en sens inverse. C’est cette fois la sphère privée qui submerge l’espace public et le détruit pour le soumettre à sa logique exclusive. L’effet désastreux sur les libertés individuelles est sensiblement identique et c’est précisément ce processus de corruption qu’avaient anticipé les auteurs du cyberpunk, avec leurs corporations souveraines.

À la différence près qu’ils n’avaient pas imaginé que ce serait la propriété intellectuelle qui serait la cause de l’avènement de ce cauchemar…

En France aussi

Ne croyons pas en France être à l’abri de telles dérives. Tout est déjà inscrit en filigrane dans nos textes de lois. Le Code du Sport prévoit déjà que les photographies prises lors d’une compétition appartiennent automatiquement aux fédérations sportives, ce qui ouvre la porte à une forme d’appropriation du réel. A l’issue de l’arrivée du Tour de France, des vidéos amateurs ont ainsi été retirées de YouTube à la demande de la société organisatrice du Tour, avec l’accord du CSA, qui dispose en vertu d’une autre loi du pouvoir de fixer les conditions de diffusion de ce type d’images. Et les compétences de cette autorité s’étendent aux manifestations sportives, mais plus largement “aux évènements de toute nature qui présentent un intérêt pour le public“

Réagissons avant qu’il ne soit trop tard et refusons ces monstruosités juridiques !

PS : une chose qui me fait rire quand même, c’est que visiblement le CIO rencontre quelques problèmes avec le logo des Jeux de Londres 2012, qu’un artiste l’accuse d’avoir plagié à partir d’une de ses œuvres…

Article initialement publié sur le blog :: S.I.Lex :: de Calimaq sous le titre “Comment la propriété intellectuelle a transformé les Jeux olympiques en cauchemar cyberpunk”

Image de une PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par Stuck in Customs

Retrouvez toutes les chroniques juridiques de Calimaq publiées chaque semaine sur Owni

]]>
http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/feed/ 142
Tetris lance un casse-tête juridique http://owni.fr/2012/06/28/tetris-mino-proces-jeux/ http://owni.fr/2012/06/28/tetris-mino-proces-jeux/#comments Thu, 28 Jun 2012 09:09:45 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=114741

Vous trouverez facilement des clones d’Angry Birds sur l’AppStore ou sur l’Androïd Market – y compris les plus bizarres -, mais les imitations du jeu Tetris peuvent être plus difficiles à dénicher, en raison de l’agressivité dont fait preuve la Tetris Company, détentrice des droits sur le jeu, pour faire la chasse aux contrefaçons.

En 2010, la société créée par son inventeur russe, Alexeï Pajitnov, avait ainsi fait pression sur Google pour obtenir la suppression d’un seul coup de 35 applications reprenant les principes de base de Tetris, en les adaptant, et Apple avait auparavant également été sommé de vider l’AppStore de jeux comparables.

Mais une des firmes a persévéré et a exigé en 2009 le maintien de son application Mino, développée pour iPhone, qui reste très proche des éléments de base de Tétris, en lui ajoutant quelques innovations comme un mode multijoueurs.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La Tetris Company a alors traîné ce rival devant les tribunaux aux États-Unis, le 2 décembre 2009, comme le montre le fichier qui décrit cette plainte. Et le 19 juin dernier, après deux ans et demi de procédure, un juge du New Jersey a rendu une décision qui donne raison à Tetris contre Mino, en déclarant que Xio s’est bien rendu coupable d’une violation du droit d’auteur.

Mais ce jugement a déjà provoqué de nombreux commentaires, car il illustre la difficulté d’appliquer les règles du droit d’auteur au champ des jeux vidéo. Certains soulignent même qu’il pourrait déboucher sur une “guerre des clones” généralisée.

En effet, le droit d’auteur protège les créations, mais pas les idées et les concepts sous-jacents qui demeurent dans le domaine public – ils restent “de libre parcours”, disent les juristes. En théorie, chacun peut y puiser des idées. Or quand un jeu est aussi simple et abstrait que Tetris, comment distinguer ce qui relève des idées et ce qui relève de leur expression, seule dimension que protège le droit d’auteur ?

Déconvenue

Dans cette affaire, la société Xio admettait ouvertement s’être inspirée de Tetris pour développer son jeu Mino et consciente de cette proximité, elle avait même fait une demande de licence auprès de la Tetris Company, qui lui a été refusée.

Mais suite à cette déconvenue, Xio a entrepris une analyse poussée du régime de protection des jeux vidéo, au terme de laquelle elle a déduit qu’elle pouvait exploiter un “clone” en se passant de l’autorisation de la Tetris Company. En effet, le Copyright Office américain explique bien sur son site que :

le droit d’auteur ne protège pas les idées qui sont à l’origine d’un jeu, ni son nom ou son titre, pas plus que les mécanismes ou les règles qui permettent d’y jouer [...] Une fois qu’un jeu a été publié, rien dans la loi sur le droit d’auteur n’empêche des tiers de développer des jeux s’inspirant de concepts similaires.

Néanmoins, cela ne signifie pas que l’on puisse copier à l’identique un jeu, car les juges admettent que certains éléments qui “expriment” ces règles et mécanismes abstraits et les déclinent en une certaine version d’un jeu puissent être protégés par le droit d’auteur s’ils manifestent un degré suffisant d’originalité. Cela peut être par exemple le cas de graphismes particuliers concernant les pièces, les décors ou les personnages d’un jeu, de même que des musiques et des effets sonores, ou un scénario.


C’est la raison pour laquelle de grands classiques des jeux vidéo, relativement simples dans leurs principes, mais possédant une identité visuelle forte, comme Pac-Man ou Galactian, ont pu être protégés en justice contre des imitations trop proches de leur esthétique.

Mais en ce qui concerne Tetris, la firme Xio affirmait que les mécanismes étaient si abstraits et le jeu si épuré que le design même du jeu vidéo ne pouvait être “détaché” des idées sous-jacentes qui avaient conduits à sa conception. Alexis Pajitnov n’a pas inventé par exemple les Tetrominos, qui constituent les briques que l’on manipule dans Tetris et pour Xio, aucun autre élément dans le jeu (mis à part les musiques) ne possédait une originalité suffisante pour bénéficier de la protection du droit d’auteur.

Épure

Il faut reconnaître que cette argumentation était assez redoutable et elle a poussé le juge américain à donner une définition de ce qui constitue , au sens juridique, l’essence même de Tetris :

Tetris est un jeu de réflexion dans lequel un utilisateur manipule des pièces composées de blocs de forme carrée, chacun d’une forme géométrique particulière, qui tombent depuis le haut d’une aire de jeu vers le bas, dans un espace où elles s’accumulent. Le joueur reçoit une nouvelle pièce lorsque la précédente atteint le bas de l’espace disponible. Alors que la pièce tombe, l’utilisateur peut la faire tourner afin qu’elle puisse s’emboîter avec les pièces accumulées. Le but du jeu est de remplir une ligne horizontale avec des pièces. Lorsqu’une telle action est accomplie, la ligne s’efface, des points sont marqués et davantage d’espace de jeu devient disponible. Mais si les pièces s’accumulent et atteignent le sommet de l’écran, alors la partie est terminée.

Cette belle épure énoncée par le juge constitue à ses yeux :

les idées générales et abstraites sous-jacentes au jeu Tetris, qui ne peuvent être protégées par le droit d’auteur, tout comme les expressions et éléments fonctionnels qui n’en sont pas séparables.

On voit que cela laisse une marge appréciable pour créer des clones de Tetris s’inspirant de ces principes et si le jugement s’en était tenu là, Xio aurait pu continuer à exploiter son jeu Mino. Mais le juge a estimé que certains éléments qui avaient été copiés par Mino étaient au contraire détachables de ces mécanismes généraux et constituaient une expression particulière que nul ne peut copier sans commettre une contrefaçon. C’est le cas selon lui de la forme des pièces et de leur apparence, de la dimension de l’aire de jeu (10 cases par 20), de l’affichage de la prochaine pièce qui va tomber ou encore du fait que les blocs changent de couleur lorsqu’ils s’emboîtent pour former une ligne.

Pour le juge, ces éléments seraient “originaux” et ils appartiendraient à Tetris. Xio n’avait donc pas le droit de les reprendre pour son propre jeu Mino, quand bien même il avait néanmoins apporté certaines innovations. Le juge constate en outre que “l’expérience” procurée aux joueurs par les deux applications est identique et qu’un joueur moyen aurait du mal à les différencier à l’oeil.

Toute l’habileté des avocats de la Tetris Company a donc consisté à pousser le juge à se placer à un haut niveau d’abstraction pour définir les principes du jeu, ce qui permettait de réintroduire la possibilité d’une protection pour des éléments plus concrets.

Arbitraire

Le raisonnement du juge peut paraître frappé du sceau du bon sens et laisser une marge de manœuvre appréciable pour produire des jeux dérivés à partir de grands classiques, mais telle n’est pas l’opinion de Michael Weinberg sur le site Public Knowledge.

Celui-ci relève par exemple que le fait de considérer que la forme des pièces et la taille de l’aire de jeu étaient séparables des mécanismes de base de Tetris n’a rien d’évident et comporte une part d’arbitraire. Il note que pour les joueurs passionnés de Tetris, ces éléments sont sans doute aussi importants que ne l’est la taille du terrain ou celle du ballon pour un joueur passionné de basketball. On peut sans doute imaginer jouer un jeu différent avec une balle beaucoup plus grande et sur un terrain où la ligne des paniers à 3 points serait placée ailleurs, mais il ne s’agirait plus réellement du basketball, preuve que ces éléments ne sont pas “séparables” des idées fondamentales du jeu.

La décision du juge risque en outre de provoquer une grave insécurité juridique, dans la mesure où il va s’avérer très difficile d’estimer, pour un jeu donné, ce qui relève des mécanismes de base et ce qui relève des expressions originales. Pour Angry Birds par exemple, le design des oiseaux relève incontestablement de la seconde catégorie, mais qu’en est-il du fait en lui-même de catapulter ou de la forme des éléments à détruire ?

Par ailleurs, Weinberg ajoute qu’en ce qui concerne des sports comme le golf, ils ont pu se développer parce que leurs règles ont toujours été considérées comme appartenant au domaine public, ce qui laissait quiconque libre de tracer un terrain et de jouer comme il le souhaitait. Tetris est certes plus récent, mais il a déjà donné lieu à un nombre impressionnant de variantes et de déclinaisons. Le fait que nous puissions identifier avec précision l’origine de Tetris ne devrait pas forcément lui donner plus de titres à une protection par le droit d’auteur que n’importe quel sport né dans l’environnement physique.

Riposter

Ces questions sont troublantes, mais elles ne font que s’ajouter à d’autres problématiques qui font des jeux des objets relativement “insaisissables” pour le droit d’auteur.

L’année dernière, un autre cas intéressant était survenu lorsque les titulaires des droits sur le jeu Les Colons de Catane avaient agi pour faire interdire un projet consistant à permettre l’impression en 3D de nouvelles tuiles pour former un plateau de jeu tridimensionnel.

Le développeur de la nouvelle version, qui proposait des fichiers pour imprimante 3D sur le site Thingiverse, avait agi habilement, car il avait pris la précaution de ne pas copier le design des tuiles originales du jeu de plateau, tout comme il avait choisi un nouveau nom pour désigner ce set, afin d’éviter les poursuites sur le fondement du droit des marques.

Pour essayer de riposter en s’appuyant sur le droit d’auteur, les titulaires de droit sur les Colons de Catane ont essayé de faire valoir que “l’argument” du jeu – son background – pouvait bénéficier de ce type de protection :

Les joueurs sont des immigrants récemment débarqués sur l’île de Catane. Vous devez développer votre colonie en construisant des campements, des routes et des villages, en récoltant des ressources sur le pays autour de vous. Echanger des moutons, du bois, des briques et du blé pour obtenir un campement, des briques et du bois pour une route ou essayer d’autres combinaisons de ressources pour des constructions plus avancées et des évolutions spécialisées.

Or ces éléments narratifs sont bien trop généraux pour pouvoir être reconnus comme originaux en justice. Nul ne peut s’approprier le concept de la colonisation d’une île ou le fait qu’il faille du bois et des briques pour construire un campement ! Michael Weinberg, qui avait également commenté ce cas sur Public Knowledge, considérait avec ironie que reconnaître une protection de ce type aux Colons de Catane revenait à permettre de protéger un argument du genre : “des nations sont en guerre et luttent pour le contrôle du monde entier“, ce qui permettrait de revendiquer un monopole sur le Risk, le Go, les échecs, les dames, le puissance 4 et un nombre très important de jeux de plateau !

Ici encore, c’est la question de l’imbrication entre les idées et leur expression originale qui est en cause, avec la difficulté pour le droit d’auteur à saisir des objets trop abstraits.

Exploitation

L’agressivité judiciaire que la Tetris Company témoigne aujourd’hui vis-à-vis de ses clones est assez contradictoire avec la manière dont le jeu a vu le jour dans l’Union soviétique des années 80. A cette époque, pour permettre à sa création de se diffuser, Alexey Pajitnov, alors chercheur à l’Académie soviétique des sciences, avait accepté que des versions soient développées en Hongrie, puis en Angleterre. Ce n’est que bien plus tard, au terme d’une bataille légale complexe , après être passé à l’Ouest, qu’il entreprit de reprendre ses droits sur Tetris et de les faire gérer par une compagnie, après que son exploitation par Nintendo en ait fait un succès planétaire.

Cette attitude appropriative n’est d’ailleurs pas nécessairement la règle dans le domaine du jeu vidéo. Dans une chronique précédente, j’avais montré que si un studio comme Zynga se montre tout aussi agressif en justice que la Tetris Company, ce n’est pas le cas de la firme Rovio, qui tolère assez largement la prolifération de clones d’Angry Birds, sans considérer que cela nuise nécessairement à son business.

Mais pour sortir plus complètement les jeux du casse-tête du droit d’auteur, c’est encore vers les licences libres qu’il faut se tourner. Vous pouvez par exemple en se moment soutenir sur Kickstarter le prometteur Haunts : The Manse Macabre, que les créateurs publieront sous licence Creative Commons s’ils arrivent à rassembler la somme nécessaire.

Par ailleurs, en ce moment se déroule The Liberated Pixel Cup, organisée par l’Open Game Art, un concours dans lequel des designers proposent des créations graphiques sous licence libre, que des développeurs peuvent réutiliser pour créer des jeux tout aussi libres.

Libri Ludens !


Images tétris par burtonwood+holmes [CC-byncsa]

]]>
http://owni.fr/2012/06/28/tetris-mino-proces-jeux/feed/ 32
Exposition d’art très libéré http://owni.fr/2012/05/29/exposition-dart-tres-libere/ http://owni.fr/2012/05/29/exposition-dart-tres-libere/#comments Tue, 29 May 2012 15:58:16 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=111653 Il y a deux semaines, une exposition d’art contemporain atypique, baptisée Capturée À l’Ecran Une Oeuvre Libre Reste Libre, était présentée par Antoine Moreau dans l’espace En cours à Paris.

Si les licences libres sont utilisées aujourd’hui dans le cadre de nombreux projets artistiques, il est plus rare de croiser des artistes qui intègrent véritablement dans leur processus créatif les mécanismes de fonctionnement des licences et se servent comme d’un matériau des libertés qu’elles procurent. C’est pourtant ce qu’Antoine Moreau, “artiste peut-être comme il se définit lui-même dans sa bio et initiateur en France de la Licence Art Libre, s’emploie à faire au fil des œuvres qu’il conçoit.

Rédigée en 2000(soit deux ans avant les Creative Commons), la licence Art Libre constitue une licence Copyleft, par laquelle le titulaire des droits sur une œuvre donne l’autorisation de la copier, de la diffuser et de la transformer librement, à condition de placer les oeuvres dérivées produites sous la même licence (effet viral). Ainsi, au fil des réutilisations et de la productions d’oeuvres “conséquentes” comme le dit joliment le texte de la licence, la liberté initialement conférée par le premier auteur se transmet et demeure, sans que quiconque puisse se réapproprier de manière privative les contenus partagés.

Le logo de la licence Art Libre sur Wikimedia Commons (est lui-même sous licence Art libre...)

Dans son exposition, Antoine Moreau a choisi de prendre pour point de départ cette liberté procurée par la licence pour créer un dispositif, entièrement copié et entièrement copiable, qui place le visiteur dans une situation inédite et interroge son rapport à l’oeuvre.

Le matériau de base de l’installation est composé de 44 captures d’écran, réalisées à partir d’une des 70 504 oeuvres sous licence Art Libre figurant sur Wikimedia Commons. Antoine Moreau a sélectionné des portraits photographiques dont il a réalisé des captures d’écran avec son ordinateur, à partir de la page de présentation dans Commons. Pour réaliser ces reproductions, Antoine Moreau s’est fixé comme directive de cadrer l’image de manière à faire apparaître en bas la mention de la licence Art Libre. Cette contrainte donne ainsi naissance à des images étranges, où le sujet des photographies peut être tronqué de manière arbitraire, comme celle qui figure ci-dessous.

Antoine Moreau, capture écran de « Zimmer EMA.jpg », Constance Zimmer at the 21st Annual Environmental Media Awards in October 2011, de loft, 3 novembre 2011, copyleft Licence Art Libre

Comme ces photos ont été initialement placées par leurs auteurs sous licence Art Libre, Antoine Moreau n’avait pas besoin de demander leur autorisation pour les incorporer à son exposition. Il a simplement envoyé un mail pour les informer de la réalisation de cette installation et les remercier de l’avoir rendue possible en choisissant d’utiliser la licence Art Libre.

Dans l’espace mis à sa disposition, Antoine Moreau a ensuite disposé sur les murs les impressions de ces captures d’écran, environnées par les tirages des photographies originales téléchargées depuis Wikimédia Commons, ainsi que par ces mails envoyés aux auteurs.

Les photographies étant incorporées dans une exposition constituant une oeuvre dérivée, l’effet viral de la licence se déclenche et les captures d’écran réalisées par l’artiste doivent donc elle-même être placées sous la même licence, ainsi que le dispositif dans son ensemble. C’est ce qu’Antoine Moreau a fait, en inscrivant une mention en bas de page sous chacune de ses captures d’écran. Ainsi est réalisé ce qui était annoncé par le titre même de l’exposition : Capturée à l’écran une œuvre libre reste libre.

Mais les choses ne s’arrêtent pas là : comme l’indique le mode d’emploi de l’exposition [PDF] affiché sur la porte d’entrée, Antoine Moreau a mis à disposition des visiteurs un grand nombre de moyens de réaliser eux-mêmes des copies des oeuvres présentées et les a intégrés comme des éléments à part entière de la scénographie de l’exposition.
Des netbooks permettent par exemple de télécharger sur une clé USB les fichiers ayant servi à réaliser l’exposition.

Un poste informatique couplée à une imprimante offre la possibilité de réaliser des impressions ou des posters. Une PirateBox, rebaptisée pour l’occasion CopyleftBox, permet de télécharger des fichiers en wifi via son smartphone ou son ordinateur portable.

Et comme les photographies originales et les captures d’écrans sont placées sous licence Art Libre, rien n’empêche également les visiteurs d’effectuer eux-mêmes des photographies avec leur téléphone ou leur appareil personnel.

Toutes ces reproductions sont possibles, en toute légalité, à condition de les placer elles-mêmes  en cas de rediffusion sous la licence Art libre. Des exemplaires imprimés de cette dernière figuraient d’ailleurs logiquement sur une étagère, puisque la licence constitue la clé de voûte et la condition de possibilité de l’oeuvre toute entière.

Sous ses dehors minimalistes, cette exposition constitue un très bel objet de médiation juridique et esthétique, soulevant de nombreuses questions.

En la visitant, j’ai par exemple immédiatement pensé à plusieurs expositions d’art contemporain, organisées ces derniers mois, dont le principe consistait également à reprendre des contenus sur Internet.

L’exposition “From here On”par exemple, organisée l’an dernier dans le cadre des Rencontres d’Arles, s’était signalée en soulevant une vive polémique. Sous l’égide de cinq commissaires prestigieux, dont le photographe mondialement célèbre Martin Parr, une quarantaine de jeunes artistes avaient été invités à piocher des photographies sur Internet pour produire des oeuvres en forme de clin d’oeil numérique aux Ready-Made de Duchamp et aux démarches appropriationnistes qu’il a inspirés. Mais dans le contexte des Rencontres d’Arles, cette invitation au recyclage et au copié/collé avait quelque chose de provocant. Des photographes professionnels avaient en effet organisé en marge du festival une marche funèbre pour enterrer le droit d’auteur, pour s’opposer à la réutilisation sauvage de leurs photographies en ligne et réclamer une intervention des pouvoirs publics.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Une autre exposition vient de s’achever à Bâle en Suisse, intitulée Collect the WWWorld : the Artist as Archivist in the Internet Age, reposant sur le même principe de la récupération de photographies en ligne. Présentée par son commissaire comme une déclinaison numérique de l’appropriationnisme en art, l’exposition fleurte elle-aussi avec la provocation, les artistes invités n’ayant pas hésité à reprendre largement des contenus produits par des amateurs pour composer de nouvelles créations

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Si l’on peut se réjouir de voir ainsi les artistes contemporains s’emparer de pratiques comme le Remix ou le Mashup, j’y vois cependant une grande différence avec le travail d’Antoine Moreau. Pour réaliser leurs oeuvres, les artistes ayant participé à ces deux expositions ont violé massivement les droits d’auteur des producteurs de ces images et les ont incorporé à leurs propres créations sans leur consentement. Bien qu’ayant violé le droit d’auteur en amont, cela n’a pas empêché ces artistes en aval du processus de mettre ces créations sous copyright, bloquant toute forme de réutilisation par le public ou par d’autres artistes.

Pour démontrer l’absurdité de se prétendre propriétaire de l’image du soleil, Pénélope Umbrico, l’une des artistes exposées à Arles, pousse ainsi la provocation jusqu’à constituer un montage de 36 Copyrighted Suns, récupérés sur des sites de microstocks photos. Mais elle-même signe  cette oeuvre de son nom et y appose son copyright… Paradoxe !

36 Copyrighted Suns / Screengrabs, 2009-2012 by Penelope Umbrico.

Au final, ces expositions qui se veulent provocatrices le sont-elles tant que cela ? Ne se contentent-elles pas de jouer avec le cliché romantique et éculé d’un artiste que son génie placerait “au-dessus” des lois et qui serait obligé de choquer par la transgression pour attirer l’attention ?

Ce genre de postures se retrouvent d’ailleurs assez fréquemment parmi les photographes contemporains, dont certaines figures jouent de cette attitude provocatrice, voire méprisante. Richard Prince par exemple s’est fait une spécialité de récupérer des images, comme celle du célèbre cowboy Malboro, pour les incorporer dans ses propres créations. Mais récemment, cet artiste a été attaqué en justice par le photographe Patrick Cariou , qui lui reproche d’avoir utilisé sans son autorisation 41 de ses clichés dans une série de collages intitulée Canal Zone, vendus à prix d’or. Je suis en temps normal assez porté à défendre les réutilisations créatives et les pratiques comme le Remix, mais l’attitude de Richard Prince ne correspond manifestement pas à l’idée d’usage loyal (fair use), qui peut servir de base légale à la réutilisation des contenus. A aucun moment par exemple, Richard Prince n’a crédité Patrick Cariou et il s’est même refusé à citer son nom durant toute l’audience du procès, préférant le désigner en disant seulement “him” (lui/il), avec beaucoup d’arrogance.

On mesure alors ici la différence avec la démarche d’Antoine Moreau, qui est empreinte de respect, à la fois pour la règle de droit puisque les licences sont bien respectées, mais aussi pour les auteurs des photos originales, qui sont dûment crédités et remerciés.

Sa démarche contraste également avec l’attitude d’un Michel Houellebecq, qui avait été accusé en 2010 d’avoir “plagié” plusieurs passages de Wikipédia, sans l’indiquer, ni créditer les auteurs des articles originaux, en les incorporant dans son roman La Carte et le Territoire, récompensé par le prix Goncourt. L’auteur s’était défendu en invoquant une forme de “licence poétique”qui le placerait au dessus du respect des conditions posées par la licence CC-BY-SA utilisée par Wikipédia. Il aura fallu toute la patience et la persévérance de Wikimedia France pour obtenir de l’auteur et de Flammarion, l’éditeur du roman, que Wikipédia et ses contributeurs soient remerciés dans les crédits de la version numérique du livre !

Par comparaison avec toutes ces situations pathologiques que provoque la réutilisation des contenus par des artistes, avec en fond de toile la crise du droit d’auteur que nous traversons, c’est peut-être justement par son caractère paisible que se démarque l’exposition d’Antoine Moreau.

Ce qui est subversif aujourd’hui, ce n’est pas de transgresser le droit d’auteur, geste banal  commis chaque jour par des milliers d’internautes, mais au contraire d’inscrire son art dans un cadre juridique apaisé et d’offrir cette paix aux visiteurs. Paisible, cette exposition l’est en amont, vis-à-vis des auteurs des images réutilisées ; elle l’est également en aval vis-à-vis des visiteurs, qui peuvent réaliser des reproductions en toute légalité. Et là encore, quel contraste avec ce qui se produit aujourd’hui dans la plupart des musées ou des galeries, où les visiteurs sont empêchés de réaliser des photographies, y compris pour des oeuvres depuis longtemps tombées dans le domaine public comme c’est le cas au Musée d’Orsay
Ce que montre cette exposition, c’est que l’ensemble des pathologies actuelles liées à l’acte de reproduction pourraient s’atténuer pour donner place à des pratiques paisibles, si le cadre juridique était adapté. Même un objet aussi subversif que la fameuse PirateBox s’intègre ici au dispositif en toute tranquillité !

Et j’irais plus loin encore en faisant un parallèle entre l’exposition d’Antoine Moreau et le tableau Les Ménines de Vélasquez (n’ayons peur de rien !).

Les Ménines. Diego Velasquez. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons

Michel Foucault, dans le chapitre introductif de son ouvrage Les Mots et les Choses, fait de ce tableau un emblème de ce qu’il appelle “l’âge de la représentation”, en référence à la manière dont les savoirs s’organisent à la période classique, durant laquelle cette toile a été peinte par Vélasquez. En effet, Les Ménines mettent en scène la notion de représentation, en plaçant le spectateur dans la position de l’objet représenté : le roi et la reine d’Espagne que l’on voit se refléter dans le miroir au fond de la pièce.

Parallèlement, l’exposition d’Antoine Moreau peut être vue comme un emblème de “l’âge de la reproduction et de l’appropriation numériques” que nous traversons. Bien mieux que les deux expositions provocatrices citées ci-dessus, elle place en effet le visiteur au centre du dispositif, dans la position de pouvoir entièrement reproduire et rediffuser l’exposition dans chacun de ses éléments.
En cela, elle positionne le visiteur au même niveau que l’artiste et illustre ce “pouvoir des amateurs” que les outils numériques nous confèrent et qui nous met tous en mesure de créer, dont Wikipédia constitue sans doute la plus belle expression.

Que ferons-nous de cette liberté qui nous est donnée ?


Photos et illustrations par Penelope Umbrico, Antoine Moreau, Velasquez “Les Ménines” [Domaine public], via Wikimedia, logo licence art libre via Wikimedia

]]>
http://owni.fr/2012/05/29/exposition-dart-tres-libere/feed/ 26
Une pax numerica pour la création http://owni.fr/2012/03/21/creation-et-internet-pour-une-pax-numerica/ http://owni.fr/2012/03/21/creation-et-internet-pour-une-pax-numerica/#comments Wed, 21 Mar 2012 16:14:45 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=102760

Course à la taxe

Le candidat à la présidentielle Jacques Cheminade mérite sans doute la palme de l’inventivité, pour avoir proposé la mise en place d’une taxe sur la pornographie afin de financer la culture. Cette idée baroque s’ajoute à celle d’une taxe Amazon, annoncée par Frédéric Mitterrand lors du Salon du Livre. Taxe qui serait prélevée sur les commandes de livres en ligne pour financer les librairies. En février déjà,  une proposition de taxe sur les fournisseurs d’accès Internet (FAI) avait été avancée par les patrons de presse afin de financer leurs activités.

On avait beaucoup parlé avant cela encore d’une extension du dispositif de la copie privée à la taxation des flux, qui permettrait de mettre à contribution le cloud computing. Idée qui semble séduire aussi bien à droite qu’à gauche.

Parmi ses propositions liées au numérique, Nicolas Sarkozy a remis au goût du jour l’idée de lever une taxe Google portant sur la publicité en ligne, afin que les “Géants du web” contribuent au financement de la création. Le projet gouvernemental de Conseil National de la Musique passe lui aussi par une taxation des FAI et pour être né à droite, il a été salué par François Hollande comme une “bonne idée” dans son discours sur la Culture, prononcé dimanche au Cirque d’Hiver.

Taxes sans contrepartie

Le Conseil National du Numérique a déjà dénoncé cette multiplication des projets de nouvelles taxes affectées, sous un angle économique. Mais il me semble que c’est sous l’angle juridique que cette “course à la taxe” mérite surtout d’être examinée et critiquée. Bien qu’ils émanent d’acteurs différents, ces projets de taxation partagent tous en effet un trait commun : même lorsqu’ils sont susceptibles d’être répercutés d’une façon ou d’une autre sur les internautes (et la plupart le sont), ils ne s’accompagnent d’aucun droit nouveau qui leur serait conféré.

Contrairement aux projets de type licence globale/contribution créative, aucune de ces propositions ne visent à légaliser les échanges non marchands en ligne.

En septembre 2011, Benoît Tabaka sur son blog, avait déjà montré que le risque était grand que le projet d’une licence globale ne s’étiole et finisse par se résumer à une simple taxation sans contrepartie :

Si l’idée d’une telle contribution continuait son petit bout de chemin, il ne serait alors possible au législateur que de la transformer, par sa nature, en une simple et banale taxe. Une taxation de l’ensemble des internautes, au niveau de leur abonnement d’accès à l’internet, au profit de l’industrie culturelle.

Problème, cette taxation n’aurait alors aucune contrepartie pour l’internaute, contrairement au souhait de la licence globale. Le seul effet de la taxation pourrait alors d’être un moyen de faire diminuer la pression exercée par les ayants droit en faveur d’une démarche “tout répressive” à l’encontre des personnes pratiquant des actes de téléchargement.

En rabattant la question de la création sur Internet à un problème de financement, cette approche, qui est désormais partagée à gauche et à droite par les deux principaux candidats à l’élection présidentielle, va manquer le principal enjeu de la réforme : nous aurons des taxes, à foison certainement, mais nous n’aurons pas la pax !

Pax numerica ?

Reporters sans Frontières a maintenu pour la deuxième année consécutive la France parmi les pays “sous surveillance” dans sa liste des Ennemis d’Internet. En cause notamment, la répression des échanges non marchands  qui a conduit les ayants droit à dresser 18 millions de constat sur 22 millions d’abonnés à Internet, avec à la clé plus d’un million d’identifications et 470 000 recommandations envoyées par Hadopi.

Pendant ce temps, devant l’efficacité douteuse du système, les poursuites pénales en contrefaçon se poursuivent, parfois pour des actes à la gravité discutable, remettant en cause le principe même de la riposte “graduée” qui était au cœur de la loi Hadopi.
Dans un tel contexte, on aurait pu penser que l’objectif premier pour les décideurs aurait été de rechercher un moyen de “pacifier” la question numérique, pour aboutir à l’instauration d’une “Pax Numerica” : une situation de paix retrouvée, qui permettraient aux individus de bénéficier d’une réelle sécurité juridique dans leurs pratiques en ligne, tout en permettant au monde de la création de bénéficier de nouveaux financements.

C’est hélas un projet qui semble aujourd’hui abandonné. Les dernières promesses du candidat Sarkozy laissent entrevoir, outre le maintien d’Hadopi, un nouveau degré dans la violence juridique, passant par un recours plus systématique à l’article L336-2 du Code de Propriété Intellectuelle, qui constitue un cheval de Troyes pour le filtrage. Toute forme de partage est assimilée à du piratage, sans distinguer le P2P des sites de streaming ou de téléchargement direct. Du côté de François Hollande, après de multiples atermoiements, l’idée d’une dépénalisation des échanges non-marchands paraît bel et bien enterrée, et si le thème de la contribution créative revient dans la bouche de certains socialistes, comme Patrick Bloche, c’est à présent sous la forme d’une simple taxe, déconnectée de la consécration de droits nouveaux au profit des internautes.
Or, les internautes, qui sont aussi des citoyens, peuvent-ils accepter d’être mis à contribution pour financer la création, sans qu’enfin en contrepartie on les laisse en paix ?

Si vis pacem…

Ne jetons pas la pierre uniquement aux politiques, car les internautes ne semblent pas conscients que cette pacification juridique a un coût, qu’il faut être prêt à payer pour pouvoir en bénéficier.

Dans un récent sondage sur le financement de la création réalisé par BVA pour Orange et la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), les français apparaissaient à 85% opposés au principe d’une taxation des FAI pour le financement de la création. Bien que ce sondage ne liait pas cette taxe à une légalisation des échanges non marchands,  ce type de réponses est certainement un des pires signaux à envoyer aux politiques, à un moment où la question du financement de la création revient au cœur du débat public.

Déjà auteur de l’ouvrage Internet et Création, Philippe Aigrain, dans Sharing,  (téléchargeable en ligne gratuitement), continue à avancer des arguments économiques en faveur de la mise en place de la contribution créative. Le site du livre contient une intéressante partie intitulée “Models”, qui à partir des données collectées par l’auteur, permet de réaliser des simulations des montants de contribution créative dégagés en faisant varier un ensemble de paramètres. Ce simulateur permet de montrer qu’une redevance de l’ordre de 4 euros, prélevée sur chaque abonné à l’internet en France, permettrait de lever près de 850 millions d’euros, à répartir entre les différentes filières de la création ! Une manne considérable, quand le CNN indique que la taxe Google sur la publicité en ligne par exemple, ne dégagerait que quelques dizaines de millions d’euros…

La grande force du modèle de Philippe Aigrain,  à la différence des différentes taxes proposées par les partis politiques, est qu’il ne vise pas à rémunérer uniquement les acteurs “professionnels” de la création, mais l’ensemble des créateurs de contenus en ligne Y compris les amateurs investis, qui contribuent pour une part significative à la vitalité culturelle d’Internet.

Mais dans un tel système, c’est avant tout la sécurité des échanges non marchands qui est garantie et c’est cette “paix numérique”, autant d’ailleurs que la création elle-même, que les internautes financent par le biais de la redevance versée.

Les exceptions pour confirmer la règle

La focalisation sur cette question du financement par la taxe fait oublier que même sans aller jusqu’à la mise en place d’une contribution créative, d’autres pistes existent pour parvenir à une “pacification” des rapports en ligne, et notamment celle des exceptions au droit d’auteur.

En ce moment, prononcez le mot “exception” et vous provoquerez un tollé unanime de la part des titulaires de droits (dernier en date, le Syndicat National de l’Édition au Salon du Livre, qui a vigoureusement rejeté ce type de réformes).  Pourtant, d’autres pays montrent tout le bénéfice que l’on pourrait tirer d’une ouverture plus grande des exceptions. Le Canada par exemple, est actuellement sur le point de réformer sa Loi sur le droit d’auteur, après des années de débats très tumultueux. Le texte, s’il comprend des points très négatifs, comme la consécration des DRM, explore aussi des voies inédites qui pourraient s’avérer très intéressantes, comme l’introduction d’une exception en faveur du remix. Une telle exception tient en quelques lignes, mais elle permettrait de « pacifier » efficacement des pratiques créatives comme le mashup ou le remix, étouffées,  stigmatisées et fragilisées dans le cadre juridique actuel.

La Hadopi elle-même a lancé dernièrement un chantier de réflexion autour des exceptions au droit d’auteur, sous la forme d’un questionnaire qui pose des questions percutantes. La consultation envisage par exemple de transformer les exceptions en de véritables “droits des utilisateurs” et elle va même jusqu’à proposer d’introduire une “exception permettant le partage d’œuvres à des fins non commerciales entre personnes physiques, assortie d’un mécanisme de compensation équitable”.

L’approche est ici différente de celle qui est à l’œuvre dans les projets de taxation évoqués plus haut, car si une compensation est envisagée, c’est en contrepartie d’un nouveau droit consacré au profit des individus. La taxe est le pendant d’un usage nouveau, reconnu et légitimé.

Il y a tout lieu de rester vigilant quand c’est Hadopi qui propose ces pistes. Tout comme les grands pollueurs pratiquent le Green washing pour racheter leur image, l’Hadopi se lance dans l’Open washing pour tenter de redorer son blason, dans un contexte où la Haute Autorité est fortement contestée et menacée. Mais on peut également déplorer que cette approche en termes de “droits des utilisateurs” ait quasiment complètement disparu du débat politique, au profit de cette surenchère de taxes, alors qu’il s’agissait d’un des angles les plus féconds pour renouveler la réflexion.

L’art de la guerre et l’art de la paix

La meilleure stratégie consiste à atteindre ses objectifs sans avoir à se battre (Sun Tzu. L’art de la Guerre).

En renonçant à lier la question du financement de la création avec celle de la consécration des droits des utilisateurs,  les politiques gâchent leur principale chance de rétablir la paix dans l’environnement numérique.

Il en résultera que le droit d’auteur, continuant à constituer une pomme de discorde entre les créateurs et leur public, poursuivra sa descente aux enfers, dans une crise de légitimité convulsive qui pourrait s’achever un jour par une remise en cause radicale à laquelle nul n’a intérêt.

En tant que citoyens, demandons à ce que la taxe serve à construire une Pax numerica et à reconstruire en profondeur le Contrat social, en garantissant nos libertés numériques.


Ilustrations par Marion Boucharlat pour OWNI /-)

]]>
http://owni.fr/2012/03/21/creation-et-internet-pour-une-pax-numerica/feed/ 10